« Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape. Mais cette étape doit le conduire vers le lieu où se trouve la perfection ; il doit tendre vers le centre et non la périphérie » (H. Hesse. Le jeu des perles de verre).
« Son appel est destiné aux élites de Dieu, afin qu’ils offrent leur vie à Dieu. Il n’adresse aucune parole au vulgaire, car n’importe qui ne connaît pas le chemin de l’invisible » (La parole secrète. Enseignement du maître soufi Rûmi. Sultan Valad).
« Evite d’en entretenir la foule ; non que je veuille lui interdire de les connaître, mais je ne veux pas t’exposer à ses railleries. Qui se ressemble s’assemble ; entre dissemblables il n’y a pas d’amitié. Ces leçons doivent avoir un petit nombre d’auditeurs, ou bientôt elles n’en auront plus du tout. Elles ont cela de particulier que par elles les méchants sont poussés encore davantage par le mal. Il faut donc te garder de la foule, qui ne comprend pas la vertu de ces discours, afin que l’ignorance la rende moins mauvaise en lui faisant redouter l’inconnu » (Hermès trismégiste. Livre4, fragment 1).
« Je n’ouvre que l’esprit des enthousiastes, je n’éclaire que ceux qui brûlent de savoir ; si je soulève un angle de la question sans que l’on me réponde en m’opposant les trois autres, je ne me répète pas » (Confucius. Entretien avec ses disciples. VII-8).
L’élitisme dans le sens commun se comprend comme « un système favorisant les meilleurs éléments d’un groupe aux dépens de la masse dont sa politique vise à la formation d’une élite » ; cette dernière est donc souvent comprise comme supérieure, qualifiant un être bien né ou se trouvant, pour des raisons diverses, haut placé dans la hiérarchie sociale, religieuse ou politique. Pourtant, le vrai sens est un « système sélectionnant ce qui, dans un ensemble de personnes, est le meilleur, le plus digne s’être choisi » (Dictionnaire Robert). Au sein d’une loge, un frère peut-il se considérer comme faisant partie d’une élite ? Est-ce bien de cet élitisme, définit plus haut qui nous concerne ? Que viendrait faire ici toute notion de supériorité dans une communauté initiatique engagée en toute humilité en quête de la Connaissance ?
La Sagesse qui est la mise en pratique de la Connaissance a toujours un air de folie pour celui qui ne l’aborde pas. Les sages sont bien souvent ressentis comme des gens bizarres dont il faut se méfier. Si la Sagesse est offerte à tout un chacun, la plupart des hommes ne s’y intéressent pas. Pourtant, certains hommes se sentent poussés par un désir profond de recherche du divin et de quête de la Connaissance ; ils cherchent à donner à leur existence une dimension supérieure. Un profane initiable est celui qui perçoit en lui une parcelle de lumière et qui souhaite la faire croître avec toute l’énergie dont il est capable.
En chaque homme brûle un feu allumé par le Grand Architecte de l’Univers, qui transmet la vie et anime chacun d’entre nous. Certains n’auront jamais conscience de cet héritage, d’autres percevront cette marque divine en eux, sans chercher à la faire grandir et jaillir. D’autres enfin, peu dans l’ensemble, sentiront ce désir et ce besoin d’aller à la rencontre de cette source de vie et chercheront une voie, une quête pour retrouver la Cause, le sacré à l’origine de toute création. Il y a beaucoup d’appelés par leur part de lumière, mais peu d’élus, élus en répondant à cet appel et en entrant dans le don de soi.
Ce n’est pas par hasard qu’un homme frappe à la porte du temple. Il est animé d’un besoin, d’une soif de recherche, et pressent, aidé ou non par une relation, qu’il peut trouver matière à évoluer. Il émet le désir de ne plus subir son existence mais de la vivre en conscience. Cette qualité primordiale d’enthousiasme n’est pas réellement humaine puisque l’origine de ce terme signifie « transport divin » (« Enthousiazein » : « être inspiré par un dieu » ; « enthousiasmos » : « inspiration divine, transport, transe » ; « entheos » ou « enthous » : « qui porte un dieu en soi ».
Les individus ne sont pas complets, achevés ; ils ne sont qu’une parcelle de ce que peut réaliser l’espèce humaine. D’où les Communautés initiatiques qui tentent de réaliser l’Homme zodiacal ; celles-ci consiste à rassembler les potentialités d’êtres différents et complémentaires, en allant toujours vers le centre des choses pour éveiller cette part du divin qui existe en chacun.
Elite vient du latin « electa », qui signifie « choses choisies, bien triées » et élire vient de « eligere » qui signifie « ôter en cueillant, choisir, trier ». L’élitisme initiatique consiste à choisir des êtres qui ont au fond d’eux certaines dispositions leur permettant de se présenter à l’élection dont il est question. Ce sont les frères de la loge qui le reconnaissent en tant qu’élu et qui lui permettent de s’engager sur la voie.
A travers cette reconnaissance, l’être élu est reconnu par ses parents que sont le Grand Architecte de l’Univers et la Veuve. Ceux-ci ont semé l’énergie et la volonté nécessaires pour que certains cherchent une vie en fraternité initiatique et matérialisent cela dans une dynamisation de leur vie en harmonie avec la Règle. La Veuve, par la loge, sait trouver l’élu parmi les hommes, celui dont le chemin pourra s’entamer ; elle saura voir le frère en devenir qui vit en lui.
Le nouveau frère qui intègre une communauté doit prendre conscience de cette élection pour s’engager sur la voie. Comme le personnage de Néo du film Matrix, qui, tant qu’il ne prend pas conscience d’être l’élu, ne peut pas percevoir au-delà des apparences.
L’élite dont nous parlons est donc formée de ceux qui ont été choisis par une Communauté initiatique parmi des postulants, de ceux qu’elle estime capables de bien s’intégrer à elle. Elle le fait essentiellement en mettant devant des épreuves d’où l’importance du péristyle qui en fait fuir plus d’un. Car cette démarche demande des efforts. Peu sont des êtres de désir capables par là-même de balayer toutes les difficultés. La Communauté sélectionne ceux qui cherchent, qui peuvent aller au bout de leur recherche et, comme celle-ci est sans fin, sans s’arrêter au premier obstacle. C’est ce que Castaneda appelle « le pouvoir personnel » qui rend capable d’aborder le Mystère, d’aller au-delà de la forme des symboles, de leurs images, pour aller au concept, à la réalité simple et transcendante qu’ils recèlent, et bien sûr, de le vivre au quotidien.
Cette démarche commence par un nouvel apprentissage des valeurs de la vie, par une découverte de la Communauté, pour devenir par la suite un vécu personnel guidé par le libre arbitre, mais dans un esprit d’harmonie universelle. Le viatique d’Apprenti nous indique qu’un Initié est « un homme qui désir naître en permanence à la vie spirituelle et recherche la Connaissance par la mise en œuvre de ses devoirs initiatiques ».
Ce chemin dans cette élite initiatique est celui du devoir, de l’engagement et du respect de ses serments. C’est également une voie dans laquelle l’initié devra mettre son ego au service de sa démarche, de sa volonté de recherche du sacré, de l’harmonie avec l’univers et de sa participation à la vie de la Communauté initiatique. L’art de l’enseignement initiatique consiste à donner au chercheur les outils nécessaires, au bon moment et en fonction de son degré d’évolution. Une loge est essentiellement aristocratique dans son sens étymologique (« aristokratia » « gouvernement des meilleurs »). Les trois degrés (Apprenti, Compagnon et Maître) symbolisent parfaitement cette hiérarchie de la valeur par les Nombres qui sont connus et révèlent l’élévation du frère dans le domaine de la Connaissance.
L’élite initiatique est liée à la pensée ésotérique, celle des synthèses des concepts, celle qui relie l’invisible au visible. Elle est synonyme de pureté et de déconditionnement. Elle est le lieu où règne la sagesse la plus grande et où la règle rayonne. C’est bien la règle qui sert de référence à une Communauté initiatique manifestant une élite transmutante. C’est au frère d’apprendre à utiliser les outils proposés et à s’intégrer au sein de ce système communautaire pour son perfectionnement.
Bien que l’initié sur la voie cherche à se mettre en harmonie avec la règle, il n’est pas un initié parfait ; il n’est qu’un homme comme un autre. Un frère est rarement un être exceptionnel. Il est un nouvel élément d’une longue chaîne ; comme le dit Hermann Hesse : « Chacun de nous n’est rien de plus qu’humain, rien de plus qu’un essai, une étape ». Nous sommes tous des êtres partiels, incomplets, qui avons besoin des frères pour faire partie d’un tout. Rien n’est acquis. Tout est en construction permanente, en mouvement.
La voie est difficile et exigeante. Elle est comparable à un pont, étroit comme le fil d’une épée, dangereux à franchir mais nécessaire pour passer d’un état à un autre. Tous les hommes ne peuvent pas réussir à le parcourir. D’autant plus que les devoirs de l’initié augmentent avec l’accroissement de la Connaissance et que la vanité doit disparaître pour laisser place à l’humilité et au détachement. Ainsi, ne nous trompons pas, si les initiés sont une élite, il s’agit d’une élite d’humilité et d’engagement envers les autres. Ils doivent toujours être saint Michel ou saint Georges terrassant leur dragon et garder leur regard vers la lumière. Et en retour la Communauté doit se comporter avec les frères comme avec une élite, c’est-à-dire avec l’objectif de donner à chacun les moyens d’aller toujours plus loin en fonction de ses potentialités.
Les frères ont le devoir de continuer à constituer une élite, c’est-à-dire à continuer à être choisis, à être reconnus. Pour cela, ils doivent sans cesse se centrer, aller vers le centre, offrir leur existence au divin, être capables de don total, de rechercher les chemins de l’invisible, d’être des enthousiastes, de chercher par eux-mêmes autant que par leurs frères, tout cela dans la dynamique d’éveiller les jeunes pour en faire de vrais maîtres et ainsi préserver la sagesse des anciens.
En quête de toute humilité, tentons de devenir une élite, en cherchant à nous tenir éveillés, sur nos gardes par rapport à tous les pièges que nous tend la vie actuelle, par notre persévérance, par nos efforts, par nos recherches, par notre questionnement, par notre incertitude, et par notre espérance. Tous ces mots ne sont pas vains ; ils sont ce qui nous anime, ce qui nous permet de nous transformer, de nous élever, non pour notre simple satisfaction, mais par devoir envers ceux qui nous ont donné naissance : le Grand Architecte de l’Univers et la Veuve.