L’homme oscille sans cesse entre une conception matérialiste de la vie et une conception spirituelle. Faut-il comprendre sa propre réalité et orienter sa conscience ou se laisser vivre ? Pour la science rationaliste, tout n’est que matière et la pensée ne résulte que des interactions des neurones. Cela réfute d’emblée toute eschatologie et toute métaphysique.
Avoir est synonyme de posséder et peut concerner tous les plans de l’être. Au niveau le plus bas, c’est la possession matérielle, la jouissance, la libération des instincts primaires pour accumuler des biens périssables. Sur le plan affectif, c’est être possédé par des sentiments exacerbés jusqu’à la passion, là où la raison abdique devant l’intensité du désir de possession de l’autre. Intellectuellement, c’est l’accumulation du savoir et l’application sans réserve de la pensée rationaliste pour aboutir à une tête bien pleine et intolérante à l’opposé de la tête bien faite de l’être de connaissance. Dans le domaine spirituel, c’est l’expression d’une croyance inébranlable dans un concept religieux absolu qui aboutit au fanatisme et à l’intégrisme. Mais quel que soit le plan, l’avoir est l’expression d’une hypertrophie de l’ego. L’individu ramène tout à lui pour une jouissance immédiate et affirme ainsi son existence.
La possession est toujours un obstacle à la réalisation. Elle résulte de l’amour de soi à son paroxysme et peut être considérée comme une force centripète qui conduit à se considérer comme le seul centre du monde, voilant la réalité dans son essence.
Avoir nous rend fragile. En accumulant des choses, y compris du savoir, on se met à craindre de tout perdre. Un croyant possède sa croyance, comme un incrédule possède son incroyance ; ni l’un ni l’autre ne sont libres, esclaves de leurs opinions. La pensée binaire ne permet aucune transcendance. Le pur profane est celui qui a pour se dispenser d’être, alors que Diogène pouvait se dispenser d’avoir.
Car pour avoir toutes choses il faut renoncer à toutes choses, et considérer ce que nous possédons, non comme un don mais comme un prêt. Nous ne nous appartenons pas, comme rien ne nous appartient. Ce dont nous disposons devra être rendu à son Maître (rendez à César…) y compris l’existence. Dans cet esprit, il est toujours bon de se demander ce que nous faisons de ce dépôt.
C’est pourquoi l’initié s’engage sur la Voie pour être ou tendre vers un tel état. L’avoir n’est plus qu’un moyen, en aucun cas une finalité. Peut-être même faut-il avoir succombé momentanément à l’avoir pour en reconnaître l’impasse et susciter un autre désir. Toute spiritualité est fondée sur la pauvreté en esprit, qui concerne en fait tous les plans.
Etre est un état, celui de la personnalité reconnaissable qui est la richesse d’un lieu où l’univers peut prendre conscience de lui-même. Cela correspond à l’aspect centrifuge de la conscience, celle qui est tournée vers les autres, qui est capable de don et de réaliser l’amour des autres. Ainsi est-on en harmonie avec la création, en amour avec la manifestation, en accord avec soi-même comme avec les autres et les dieux.
Ce qui est vraiment reste identique et immuable ; il ne devient pas. Il faut en effet être précis dans les termes et ne pas confondre l’être avec ce qui existe, et qui réside dans le temps et la manifestation. Le Christ n’a-t-il pas dit : « Heureux celui qui est avant d’être devenu, car celui qui est, était et sera ». Autrement dit, de son vivant, l’homme peut se projeter dans l’éternité et possèder la résurrection d’Hiram. Il est alors dans la vie. L’être n’est pas d’ordre humain et encore moins individuel. Il relève de l’abstrait, de l’impalpable. Ce qui importe réside dans la quantité d’être qui est présent dans l’univers. Chacun peut contribuer à l’augmenter. Saint Bernard l’évoquait ainsi : « L’être qui existe en soi-même habite la Lumière inaccessible et sa paix dépasse le monde des sens ».
L’être et le non-être s’engendrent mutuellement et renvoient au Principe de création qui n’est ni ceci ni cela. On ne peut le connaître car l’homme n’a accès qu’à ce qui est, toujours formulé au présent de l’indicatif en témoignage de l’éternel présent, sans commencement ni fin : « Je suis celui qui suis… Avant qu’Abraham fut, Je suis ». La voie est de tenter d’entrer dans ce présent et dans ce verbe, puis de témoigner de cet état que l’on ne peut apprécier soi-même : seuls nos frères peuvent le reconnaître. Reconnaître son propre état relève de la vantardise. L’individu ne peut que se demander : « Etre ou ne pas être » tout en sachant qu’on ne peut être et avoir été. Les acquis ne sont d’aucune utilité car ils figent toute évolution alors que l’initiation est perpétuel mouvement.
Cela s’apprend. Plutôt que de se demander sans cesse ce que nous avons à faire, nous pourrions nous demander ce que nous pouvons être. C’est ainsi que l’on peut rejoindre le vide et entrer dans la foi. Il ne s’agit pas d’avoir Hiram en soi, mais d’être Hiram. Par conséquent, le grand service que l’on peut rendre à l’humanité, ce n’est pas faire de l’action sociale ou de l’humanitaire comme le croient les humanistes, c’est d’aider à apprendre à être. Voilà le comble de l’Amour qui permet d’atteindre la libération authentique, sans rapport avec la liberté sociale génératrice de tant de malheurs. Ce résultat s’atteint quand il n’y a plus de différence entre ce qui est transmis et ce que le disciple est. L’enseignement initiatique offre tous les outils nécessaires et suffisants pour élargir la conscience jusqu’à l’infini de la lumière éternelle, quand l’être est libéré de son déterminisme, maîtrisant ses parts d’ombre et de lumière. Evoluer, apprendre, s’ouvrir, aimer maintiennent en éveil au-delà de l’apparence.
Tout cela s’illustre bien par la femme qui a un enfant, le possède avec un certain égoïsme et le protège donc, ce qui est vital pour sa survie. Mais ensuite, elle tend vers l’être pour lui donner une autonomie indispensable. L’évolution naturelle est de passer de l’un vers l’autre pour la réalisation de la vie.