Tout franc-maçon se demande ce qu’est le temps, d’autant plus que notre époque en a une vision très déformée qui nous dévore (chronos). Il ne s’agit pas ici de considérer le temps selon les scientifiques même si parfois cela peut aider, mais de n’envisager que la pratique maçonnique. Dans la philosophie antique le temps se décompose en trois (toujours le trois) concepts : Aîon, chronos et kairos. Ce sujet est indissociable de l’éternité (aïon) et nous l’aborderons à partir du mythe puis de la notion d’origine (kairos).
Le temps profane, celui de tout homme au quotidien, est linéaire avec une flèche du temps irréversible. Les êtres et les choses naissent, vivent et meurent, indissociablement liés au monde manifesté et à la multiplicité. Ce temps profane est un temps historique où les faits se déroulent et sont mis en valeur dans une chronologie. Alors le monde se projette en permanence vers l’avenir tout en ayant un culte du passé avec son cortège de regrets : c’est les « si j’avais su », « de mon temps », « plus qu’hier et moins que demain »… C’est en fait une caractéristique très humaine. Ceux qui pensent que les rituels maçonniques du 18ème siècle sont meilleurs que les actuels sont exactement dans cette perspective. C’est un retour paresseux en arrière, l’encombrement de notions mortes, l’enfouissement mortel dans un passé disparu. L’initiation n’a pas vocation à être passéiste, ni même futuriste, c’est-à-dire constamment décalée par rapport à son temps. S’il devait y avoir un but à la FM, ne serait-ce pas de mettre de l’éternité dans un monde qui n’en aurait pas autrement ?
La spécificité de toute tradition spirituelle, et la franc-maçonnerie initiatique en est une, est de changer cette vision. Ces traditions ne se basent pas sur le fugitif (ce qui devient toujours et n’est jamais, disait Platon) mais sur l’universel et l’éternel ; ce qui est intemporel est de l’ordre du Un. Pour cela, il y a deux moyens, complémentaires : l’éternité des cycles et celle de l’instant (pour les anciens Egyptiens, c’était nhéhé et djet).
Le premier consiste à courber le temps pour le rendre cyclique. C’est la voie longue. C’est le rôle des rituels qui donnent accès à l’éternité des cycles. Cycle quotidien avec le temps des heures dans nos rituels d’ouverture et de fermeture des travaux ; annuels avec les rituels de saint Jean d’été (bien peu pratiqué malheureusement), de saint jean d’hiver ou encore l’installation du Vénérable Maître puis de ses officiers… Toujours recommencés mais toujours différents, les rituels utilisent une écriture symbolique qui ne vieillit pas car elle reste source de toute création nouvelle ; chacun est un instant de création et peut donner une œuvre qui va d’un commencement jusqu’à un terme (la fin de la tenue) qui n’est pas un achèvement. Ils nous situent dans un temps sacré qui ne s’écoule pas car ils stoppent le monde en nous reliant à la cause de la vie et non pas à la temporalité de ses effets. Le nouvel initié ne naît pas, ainsi, dans le temps et, sur ce plan, n’y est pas soumis ; ce qui était périssable en lui a été symboliquement brûlé.
Certes ne soyons pas naïfs. Le vécu maçonnique de chacun ne peut qu’être temporel ; nous sommes inclus dans le temps ; nous ne sommes pas des êtres éthérés. Mais le grade de Compagnon, notamment par les sciences de l’Orient et du Trait, permet de domestiquer l’espace et le temps pour les sacraliser. Le temps est une division de la mesure et peut être organisé en rapports et proportions. S’ils sont harmonieux, ils peuvent rendre la musique sacrée par exemple ; la musique déploie le nombre dans un temps cyclique qui peut la rendre intemporelle ; idem pour la danse où le temps est décomposé par des pas. Le juste rythme concerne bien le temps et l’espace mais permet à la loge maçonnique d’incarner ici-bas, dans le temps, ce qui est éternel pour peut-être apporter ordre et harmonie à ce qui l’entoure.
Chaque maçon ne dispose que d’une part de temps limitée qu’il n’a pas le droit de gâcher en se dispersant ; il n’a pas de temps à perdre. Il doit mettre l’initiation maçonnique au présent. Notre société contemporaine veut ignorer la mort, se croit immortelle et la plus évoluée. Le maître connaît la mort et sait qu’après la mort physique, il est trop tard. Tout doit se réaliser de notre vivant sur cette terre ; il faut entrer dans la conscience dans une partie d’échec que l’on n’a pas le droit de perdre. Il y a donc paradoxe entre le poids du temps et les rituels. Le temps rituel ne passe pas ; c’est nous qui passons à travers lui jusqu’au moment où nous comprenons qu’il est un seul et éternel moment.
La clef de ce paradoxe est dans le mythe. Bâtir est une activité très temporelle, et pourtant ce qui est bâti initiatiquement est destiné à l’éternité (cf. les pyramides ou les demeures d’éternité égyptiennes). A nous de choisir la visibilité du temple qui est à offrir aux hommes ; elle dépend de l’acte juste au moment juste. Cela rejoint le temps kairos qui est « le temps de l’occasion opportune », donc le bon moment à saisir. C’est toute l’importance de l’instant, l’autre forme de l’éternité, le deuxième moyen d’entrer dans l’éternité : l’éternité de l’instant. C’est la voie brève, celle des éclairs de lumière, de conscience, accessible seulement si l’on suit la voie longue.
Le danger qui nous guette est de séparer le ciel et la terre, de mettre d’un côté le Grand Architecte et de l’autre, l’homme. Notre mythe est une carte routière pour aller vers la Connaissance à travers les chemins de l’inconnu, pour aller vers le Grand Architecte, qui est à la fois le Grand Architecte de l’Univers et celui du temps.
Si l’on pointe la flèche du temps au centre, au moyeu de la roue, il y a retour à l’origine. Les mauvaises traductions du Prologue de Jean disent « au commencement… ». Parler de commencement, c’est se situer dans la durée donc dans le temps. Dans le langage des scientifiques, c’est donc le big bang qui a eu lieu il y a 14 milliards d’années. Le problème est qu’il semble impossible de savoir ce qui s’est passé à l’instant 0. La pensée humaine est bloquée à seconde (le temps de Planck). Mais, même pour la science, l’univers a-t-il connu réellement un big bang ? S. Hawking dit : « Mais si réellement l’univers se contient tout entier, n’ayant ni frontière ni bord, il ne devrait avoir ni commencement ni fin : il devrait simplement être ». Cela rejoint la tradition.
Pour nous, dans la manifestation, tout a bien un début ; nous sommes tous nés un jour et disparaitrons. Cela fait partie du monde des apparences dans lequel nous sommes incarnés. L’histoire nous raconte des évènements. En fait, la vie n’a ni commencement ni fin puisqu’elle évolue par cycles et transformations continuelles. D’ailleurs, le Tao dit aussi que l’univers n’a pas de commencement premier et les Egyptiens n’ont jamais écrit leur histoire d’où les difficultés des archéologues ; à chaque Pharaon, le temps recommençait.
La création n’est pas un acte unique et définitif, qu’on peut dater. Elle est permanente. Elle doit être renouvelée sans cesse et régénérée. Si l’impulsion créatrice est unique, elle est à la fois originelle et constante. C’est ainsi que tout vrai texte sacré n’est jamais une narration mais une sorte d’invocation qui rend présents et vivants des évènements mythiques qui constituent la première fois, une actualisation des puissances du cosmos. Chaque matin est la première fois où tout est possible et notre rituel d’ouverture des travaux recrée le premier matin du monde. Et quand il est dit dans les contes : « Il était une fois… », il est impossible de se situer dans le temps ce qui est le principe de l’imparfait (était) alors que le passé simple indique un moment précis ; alors, ce qui est raconté nous concerne au premier chef, ici et maintenant. Tout existe pour la première fois en un temps mémorable qui se répète, qui revient, sans jamais être le même.
En hiéroglyphe, commencer se dit « sha » et représente idéographiquement un champ inondé. Cela nous renvoie directement à l’incréé, au chaos liquide, illimité, intemporel, inorganique et inerte qui recèle les puissances de vie en germe, la réserve de toute possibilité de manifestation. C’est le Nou égyptien. C’est là que se trouve la source et l’origine de toutes choses. L’origine est l’instant hors du temps qui précède tous les possibles. Chaque manifestation porte la trace de l’énergie de la lumière de l’origine et est donc un moyen de prendre conscience de l’origine de la vie ; c’est pourquoi il est toujours utile de revenir à la nature et de l’observer. Tout vrai commencement est intemporel et il est donc préférable de parler d’origine.
En général, tout homme se pose la question de savoir où est sa patrie, son vrai chez lui. Sur le plan profane, il fonde donc une famille en un lieu qui est sa patrie. L’initié, lui aussi, recherche sa filiation et l’endroit d’où il vient. Il recherche la lumière. Sa patrie est donc l’endroit où la lumière jaillit et éclaire : la loge. L’initié se tourne sans cesse vers le chantier sur lequel il est appelé, à la recherche de l’origine. Il est sans cesse en pèlerinage, en marche vers sa patrie, vers ses vraies racines, au-delà des apparences.
Dans le temple, le cabinet de réflexion ou crypte est le lieu de l’origine ; et c’est bien là que commence l’initiation ; peut-être même, là finit-elle ? L’origine, c’est le Un. Tout en dérive. Le problème, c’est que le mystère en est bien gardé. Mais on ne peut comprendre le monde que par là. Comment faire alors ?
L’origine n’est pas dans le temps mais dans le principe, ce qui est inconcevable pour la raison. Ce qui est dans le principe ne peut pas être dans la forme, dans la manifestation.
Revenons au Prologue de Jean qui est fabuleux, mythique ; mais les traductions en sont multiples, avec des sens, des perceptions très différentes. Il a été écrit en grec. Chouraqui en a donné une version très littérale, donc proche du texte original :
« En tête, lui, le logos
et le logos, lui, par Elohim
et le logos, lui, Elohim ».
Grammaticalement, il n’y a pas de verbe, donc pas de temps. En français, il nous faut un verbe et il n’y a donc pas d’autre choix que le présent, mais en tant qu’éternité. Surtout que la suite traduite par Chouraqui utilise des verbes au présent ; ne pas mettre de verbe au début situe d’emblée dans l’éternité. Toute traduction par « était » pose donc un problème de fidélité.
Chouraqui dit « en tête ». Cela fait penser à la tête qui est le naos du corps, cette partie essentielle, non par le cerveau, mais par ses sept ouvertures, les sept portes de la vie. Mais cette traduction ne parle guère. La traduction latine dit « in principio ». Comment traduire cela en français, même si cela est sans doute déjà une déformation du sens originel. L’étymologie de « principium » nous donne le sens de « chose qu’on prend en premier ». C’est bien le Un que nous nommons Principe créateur, dont tout dérive et qui ne dérive de rien ; il est le premier, de toute éternité, la Cause première.
D’où la traduction qui semble plus pertinente : « Dans le Principe », sous-entendu dans le Principe de création. La traduction « Au commencement » est exotérique et implique le temps linéaire, et donc l’espace, le monde manifesté. Principe n’est pas un nom et implique ce qui est cause de tout, ce qui précède tout et surtout ce qui est dans tout. Il n’a pas besoin d’espace et de temps mais il est par conséquent présent dans tout espace et tout temps, partout et tout le temps.
En fait, le mot origine vient de « origo », naissance. Le Principe en tant qu’origine est ce qui donne naissance à tout ce qui existe. Notre voie est tracée. A chaque fois que nous penserons en termes de naissance, la voie s’éclairera et la lumière jaillira. Ou dit autrement, apprenons à regarder les films à l’envers, non plus vers la fin mais vers l’origine, vers la naissance.