« Durée très courte que la conscience saisit comme un tout » (Lalande). C’est donc une question de conscience et une question de temps dans la mesure où l’instant renferme tous les temps. Herman Hesse dit que l’Orient est la synthèse de tous les temps, partout et nulle part, et Maître Eckhart est encore plus clair : « Tout ce qui est encore futur, même ce qui se produira dans des milliers d’années…, Dieu l’a déjà fait à cette heure, et que tout ce qui est passé depuis des milliers et des milliers d’années, il le fait encore aujourd’hui » (Livre de la consolation divine III) ; « Si je prends un laps de temps, cela peut être le jour d’aujourd’hui ou le jour d’hier. Mais si je prends l’instant présent, cet instant renferme le temps tout entier. L’instant présent où Dieu créa le monde est tout aussi près de ce temps que le moment actuel » (Sermon 9) ; « L’instant où Dieu fit le premier homme, l’instant où le dernier homme disparaîtra, et l’instant où je parle, sont tous semblables en Dieu, car il n’existe qu’un seul instant présent » (Sermon 2). Dans le même ordre d’idée, Platon est un des premiers à avoir pris note de la difficulté : « Il y a cette étrange entité de l’instant qui se place entre le mouvement et le repos, sans être dans aucun temps, et c’est de là que vient et de là que part le changement, soit du mouvement au repos, soit du repos au mouvement ».
Pour l’initié, véritable sculpteur de l’instant, il n’y a pas un moment à perdre car il n’y a que l’ici et le maintenant. Il ne dispose que de l’instant présent, le plus petit élément constitutif du temps, porte de tous les moments vécus au travers du rituel qui lui fait intégrer une durée dans l’éternité et permet aux Initiés passés à l’Orient éternel d’être présents. En ce sens, c’est l’équivalent temporel du point matériel pour l’espace. Que ce soit le banquet, instant de plénitude fraternelle, lieu de circulation d’une énergie rassemblée, révélatrice d’une création dévoilée, ou que ce soit le travail de l’apprenti sur la pierre brute, identique à celui de tous les apprentis de tous les temps, tout concourt à découvrir l’instant et à le vivre pleinement. Il nous faut donc accueillir le présent, le vivre et ne pas s’y attacher quand il devient passé. S’accrocher au passé ne sert à rien si ce n’est à se disperser vers des choses que nous n’atteindrons pas. Il ne s’agit pas d’oublier, bien au contraire, mais de ne plus être attaché au passé, au « c’était mieux avant ». Quand l’homme se complait dans la dimension historique, il court vers des choses qu’il n’atteindra jamais, alors que dans la dimension ultime, il est déjà ce qu’il veut devenir. C’est dans le présent que nous trouvons la Connaissance et non dans un hypothétique futur. Il n’y a pas de lendemain qui chante. Nous sommes des étudiants du présent au présent, à la recherche de la Connaissance. A nous de tenter d’abolir l’avenir et le passé, d’être un passant qui voit toute chose pour la première et la dernière fois, sans se retourner pour entrer dans l’éternité de l’instant. Il n’y a pas de vie éternelle pour plus tard, dans le futur, mais une vie en éternité dont l’autre forme est celle des cycles. L’Evangile de Jean, révélateur d’une création permanente, est en général mal traduit avec l’imparfait ; les quatre premiers vers n’ont aucun verbe et le reste est au présent de l’indicatif, selon la traduction de Chouraqui ; c’est un texte hors du temps. Parler au passé, c’est ne plus vivre l’instant. Nous devons l’incarner tout en intégrant le fait qu’il contient l’origine et la fin.
La vie est renaissance perpétuelle. Elle ne nécessite pas d’avoir une idée précise de l’origine. L’initié renaît lors du rituel d’initiation mais ce n’est pas fait une fois pour toute dans un hypothétique commencement. La création est permanente. Là est le problème de traduire le Prologue de Jean : « Au commencement… » ; dans ce sens, l’impulsion originelle se serait produite une fois pour toute, dans un passé lointain. Le viatique d’Apprenti dit bien qu’ « un initié désire naître en permanence à la vie spirituelle… C’est recréer chaque jour sa propre initiation » ; cela signifie actualiser sans cesse le rituel dans sa conscience. Renaître, en soi, peut être un principe, et peut suffire à expliquer l’origine. Ce qui compte alors, c’est l’acceptation de renaître, de se renouveler ce qui préserve de la certitude, de mourir à chaque instant. Renaître suit un principe de cycles, à l’image de la nature où nous voyons chaque jour renaître la lumière, toujours semblables mais jamais identiques. Le soleil suit une course qui semble invariable mais qui n’est jamais la même. Ce n’est pas l’état du soleil qui compte, mais la dynamique de la lumière qu’il crée dans l’instant, sans cesse renouvelée, expression d’une spirale temporelle, retrouvée sur la corne du bélier. Cette notion de dynamique, de passage du repos au mouvement, s’exprime dans la percée printanière du grain. Le grain de blé est symbole de la fécondité et de la générosité de la nature. Pour donner la plante, la graine doit mourir. La mort renferme la transformation comme le montre l’humus de la terre (notons en passant qu’en hiéroglyphe, le mot terre inversé se dit instant). L’humus est issu de la décomposition d’une matière organique issue d’organismes vivants et grouille d’une vie microbienne permettant qu’une nouvelle plante (néophyte) apparaisse à partir d’une semence. Le noir est la couleur de la renaissance d’où les vierges noires et les ténèbres de la crypte. On renaît à une vie en éternité dans le creuset des ténèbres. Dans la mythologie celte, le bélier symbolise la force de la nature ainsi que la fertilité. Pour Gilbert Sinoué : « Tout, dans la nature qui nous environne nous parle de renaissance ». Vivre la renaissance, c’est en quelque sorte être dans la vie.
Cette renaissance nécessite une impulsion que l’on peut qualifier de dynamique de l’instant, « la tendance spontanée à l’action » (Lalande). Le Bélier en est l’archétype qui vient de l’unité et donne le sens de l’instant. La vie est conscience et impulsion et elle s’exprime par les fonctions vitales, les fonctions de création. Tout ce qui est dans l’instant est permanent ; ce qui est dans le temps ne se produit qu’une fois. L’impulsion originelle, celle du Grand Architecte de l’Univers, est constante, donc unique et invariable, c’est-à-dire toujours identique dans son principe mais variable dans son intensité ; elle est la vie même, la seule réalité du monde manifesté. Sur le plan individuel, l’impulsion est aussi le fait de heurter, ébranler, l’action de pousser à faire quelque chose, une tendance incontrôlée qui pousse à agir. La démarche vers l’initiation est réalisée par une impulsion au sein de notre être, qui enclenche un mouvement, une spontanéité intellectuelle et inventive. Cela nous amène à réfléchir sur notre indépendance et sur notre libre arbitre, dans ce que nous pensons et dans ce que nous faisons. Le libre arbitre passe néanmoins par une réflexion qui nous conduit à un choix assumé.
Dans le monde vivant, l’instant s’exprime par l’instinct qui se qualifie comme étant un mouvement intérieur qui pousse le sujet à exécuter des actes adaptés à un but dont il n’a pas conscience. C’est une impulsion, mais personnelle, individuelle, innée et irréfléchie en réaction à une action extérieure qui permet de faire face à un grand nombre de situations, aussi bien dans le monde végétal qu’animal. Ni bon ni mauvais mais fortement lié aux sens, il est plus ou moins développé ; il faut apprendre à le gérer, à le contrôler pour être utilisé efficacement et percevoir au-delà des apparences. Le Bélier représente cette notion d’instinct impulsif, expression du passage à l’acte dans un temps bref, sans réflexion. Pour l’homme, cela correspond à la gestion du stress. Cet instinct ne passe pas par le filtre cérébral et heureusement, car l’homme ne serait plus dans l’instant, mais dans la réflexion, trop longue à utiliser pour mettre en place la réaction la plus appropriée. Le Bélier ne réfléchit pas ; il fonce. L’instinct rendu conscient correspond à l’intuition. Il est nécessaire à l’homme pour éprouver directement les choses, et pour entrer dans l’instant. C’est une force qui doit être nommée pour que la conscience s’active et que l’on vive « l’incandescence de l’instant » (Vladimir Jankélévitch).
Dans ce plan de travail, l’instant nous sert de point de départ ; mais dans notre démarche, il est permanent afin de vivre le présent, révélateur de notre dynamique. Nous suivons une dynamique sur un chemin qui fait vivre le mystère de la création ici et maintenant, en conscience. La loge cherche à relier tous les instants entre eux, en y intégrant bien évidemment la notion d’évolution exprimée par la spirale du Bélier. Une communauté initiatique se doit de vivre intensément chaque moment rituel, capable de donner naissance à tous les possibles.