I.6.b LE SENS MORAL (intégrité, perfection; servir, être utile; modération, pulsions)
Le mot moral vient de « mores », les mœurs, liées aux habitudes d’une société. La morale a donc un sens bien différent sur le plan profane et sur le plan initiatique. Dans une Loge, elle se base sur l’intégrité et la perfection, se met en œuvre par le sens du service et l’utilité qui rend lumineux, et provoque chez les frères une modération comme une canalisation des pulsions.
Si l’on prend le sens classique du mot moral, il en ressort qu’il s’agit de la capacité, intellectuelle ou intuitive, de discerner ce qui est bien de ce qui est mal. Cette notion semble quelque peu simpliste, car ce qui est bien et mal dans une société peut être inversé dans une autre. Ils sont définis à partir de critères liés à la loi ou à des références culturelles. En plus, ils impliquent une notion d’orientation d’actions soumises à conséquences ou sanctions. Plus largement, le sens moral est dit « tropologique », terme grec (tropos) qui évoque les « orientations de la vie intérieure », la manière de se conduire. Ce sens, pour le croyant, concerne le présent. Ainsi, pour Maître Eckhart, cela évoque l’hospitalité que l’âme doit offrir au Christ. La morale peut donc être une analyse de l’écriture, comme les écritures bibliques par exemple. Cette notion est retrouvée dans les dix commandements dans le Judaïsme, et sous la forme du péché chez les Chrétiens. Tout cela a donné des valeurs à la société chrétienne dont nous sommes issus, mais qui, aujourd’hui, est mis à mal par la pensée rationaliste où le tout humain a remplacé le Divin.
Dans une Communauté initiatique, ces notions ne semblent pas en accord avec la démarche. Dans le rituel d’initiation, avant d’admettre le néophyte à passer les épreuves, la Communauté, à travers le Vénérable Maître, l’interroge sur sa règle de vie. Il lui est posé deux questions auxquelles il doit répondre ; ensuite, deux réponses rituelles sont livrées à sa réflexion :
« Qu’est-ce que la vertu ?
La vertu est une force du cœur qui nous permet de conduire notre vie selon la divine harmonie, afin de l’élever au rang de la création ».
Qu’est-ce que le vice ?
La question n’appelle pas de référence morale. Elle met l’accent sur les vices de construction de l’être ».
Autrement dit, la démarche initiatique permet d’agir, non plus en se posant des questions morales, mais en se posant des questions d’intégration à la Communauté initiatique, comme par exemple : « Est-ce que mon action va dans le sens de la Communauté, dans le sens du chemin de vie, dans le sens de la pensée du Grand Architecte ? ». Il faut donc suivre la divine harmonie qui régit l’Univers, se calquer sur elle pour permettre à chaque Frère de participer à la construction de l’édifice communautaire. Il faut que chacun corrige son être pour que l’édifice commun se construise en harmonie. Il n’en demeure pas moins que le sens moral est un préalable pour pénétrer dans un milieu créateur, dans une Loge. Un initié ne peut être amoral (étranger à toute morale) ; simplement, il dépasse la morale pour entrer dans la Règle. En ce sens, elle serait ce qui permet à un être d’être compatible avec la Règle. C’est ce que Castaneda appelle l’impeccabilité, à savoir la meilleure utilisation de notre niveau d’énergie, la force morale. Le sens moral doit donc être vérifié dans le péristyle, car il révèle l’harmonie de l’être, celle qu’il peut vivre sans perturber l’harmonie de la Loge. Il est la force de l’être avant l’initiation mais aussi après et est la preuve que cette force permettra d’assimiler la Règle. On ne peut de fait demander à un impétrant de vivre directement selon la Règle.
Afin de ne pas s’égarer dans l’ambiguïté du sens du mot moral, il nous faut apporter quelques précisions. Il y a trois notions à ne pas confondre : la loi, la morale et la Règle. La loi, édictée par des hommes, nous concerne en tant que citoyen, mais ne nous concerne pas sur le plan initiatique. La Règle, d’origine divine mais formalisée par chaque Communauté initiatique, permet concrètement de vivre les lois d’harmonie de l’Univers pour pratiquer en justesse l’acte. Dans le R.I.T.E., il n’y a pas de notion de bien ou de mal. Comme il est précisé dans la Règle : « Là où règne l’esprit, il n’est pas besoin de loi… ». Il appartient donc à chacun d’intégrer cette Règle dans son existence et dans ses actes pour en faire un axe déterminant la justesse de ses actions et jugements. On se rapproche ici de ce que dit le dictionnaire Robert pour un des sens de la morale : « Ce qui est relatif à l’esprit et à la pensée ».
Maât, en Égypte, était la mère du créateur ; elle est symbolisée par la plume rectrice qui permet de garder le cap dans le voyage. Elle est la justesse, la formulation de la Règle. Elle est devenue la Vierge qui est avant tout une mère, et en tant que telle, la maîtresse du foyer, du feu, axe central de notre demeure, le Temple. Ce feu est ce qui unit le ciel et la terre, et ce faisant, il apporte les lois célestes sur terre et les fait vivre à celles et à ceux qui les acceptent.
La morale initiatique se définit par l’intégrité et la perfection. La Vierge, pour nous la Veuve héritière en partie de Maât, est l’Immaculée Conception, conçue dans la pureté, née de l’intervention divine ; elle est une et intègre. Elle engendre sans intervention humaine mais par le divin. Ni elle, ni l’enfant qui en naît, ne sont porteurs de souillures qui mènent à une fin mortelle. La vacuité est une de ses caractéristiques, et c’est dans cette vacuité, dans cette perfection originelle, que la puissance divine va s’incarner. Il est souvent dit que la perfection n’est pas de ce monde ; certes, mais la perfection peut être engendrée dans ce monde et elle ne peut être que communautaire. Elle est dans l’œuvre communautaire qui, cependant, n’est jamais achevée. Elle est à percevoir comme une tendance ou un axe d’orientation vers le Principe, et non comme une finalité. La perfection n’est pas accessible à l’individu. Pour l’approcher, il doit s’intégrer à une Communauté initiatique, continuellement et toujours plus intensément. Vivre ainsi permet de nous confronter à l’idée de la perfection qui transparaît dans le Temple, que ce soit à travers les symboles, la pratique des rituels et la construction de l’œuvre communautaire.
Être intègre, c’est d’abord être intégré à la Communauté. Le viatique d’Apprenti demande : « Avez-vous une aspiration ? Celle de m’intégrer à la Communauté initiatique, afin d’être digne d’atteindre à d’autres mystères ». Nous avons été initiés dans une Loge juste et parfaite. Le rituel d’initiation est mené par une Communauté dépositaire de la Tradition initiatique, donc dépositaire d’une forme de perception de la perfection de la création. La Loge, symboliquement, est parfaite, car elle est à l’image de la Création. Elle propose un accès à la connaissance de la perfection divine.
Il n’en demeure pas moins que le frère se doit à l’intégrité dans son sens classique, du latin « integer » qui signifie « entier, complet, vertueux, pur, chaste, honnête, incorruptible, probe ». Il doit être impeccable en toutes circonstances, c’est-à-dire faire de son mieux et donner le meilleur de lui-même à chaque fois qu’il s’engage dans une action. L’intégrité est nécessaire, vis-à-vis de soi, bien évidemment, mais aussi vis-à-vis des autres. La démarche initiatique ne permet pas de compromission dans notre implication. Nos serments nous engagent, envers nous-mêmes, envers nos Frères, envers le Grand Architecte De L’Univers, envers la Veuve. A nous d’agir pleinement, sans réserve, de manière totale, donc une, entière, même si le monde profane nous freine ou tend à détourner notre regard. L’intégrité est alors un accès à la perception des mystères. Elle ouvre les portes de la perception en faisant suivre la voie de la Connaissance et de la Maîtrise ; tout le reste nous dévie du chemin. La couleur de la perfection étant le rouge, on s’en approche en vivant la Maîtrise et cela devrait inciter les Apprentis et les Compagnons à poursuivre sans faille cet objectif.
Tout cela exclut la perversité et implique le sens du Devoir. Comme l’exprimaient les anciens : « Nul ne peut assembler des matériaux, aussi nobles soient-ils, sans une Règle d’assemblage. La plus belle des pierres n’est précieuse que par la justesse de la place qu’elle occupe dans l’édifice, sinon elle n’est que décoration gratuite ». Ainsi c’est la Règle qui permet aux actions de s’accomplir et de rester cohérentes entre elles, d’assurer l’intégrité du plan d’œuvre, tout comme le rituel, support du Verbe créateur, qui permet aux fonctions de participer à l’œuvre de création et au ciel de rester uni à la terre. La complétude et l’intégrité de la Communauté, mais également celle du Frère, tout comme celle de chaque manifestation du Principe, n’existent que grâce à la Règle à laquelle chaque être se doit de se conformer.
Mais comment mettre en œuvre le sens moral ? En servant utilement, ce qui est l’acte le plus noble qu’un être humain puisse accomplir à condition de ne pas se tromper de maître, de ne pas choisir son ego ou un gourou ; on ne doit servir que ce qu’il y a de plus haut, le Grand Architecte, à travers la Communauté Initiatique, et en n’oubliant pas que « un serviteur ne peut servir deux maîtres : où il honorera l’un, et l’autre, il l’offensera » (Evangile de Thomas). Notre démarche est concrète et basée sur l’utilité spirituelle. Cela seul peut mener à la plénitude. C’est un état de rayonnement lumineux. A l’inverse du monde profane, le premier serviteur de la Communauté est le Vénérable Maître, et toutes les fonctions de la Loge doivent suivre. Le Frère se situe à sa juste place dans la Loge par la fonction qui lui est confiée, parce que le véritable sens du service consiste à prolonger, faire fructifier et transmettre. En entrant dans une Communauté initiatique, on se met à son service. Mais encore faut-il se demander sans cesse à quoi on peut lui être utile. Le mot grec « therapeutês » signifie serviteur et soignant. Servir est ainsi le meilleur des traitements de l’âme ; cela mène sur le chemin de la perfection, ou plus exactement de l’acte qui est parfait s’il est utile. L’acte est dévoyé s’il est inutile. Cela renvoie aux trois passoires de Socrate : « Est-ce vrai ? Est-ce bien ? Est-ce utile ? ». Agir ainsi c’est faire œuvre utile et participer de la construction d’une œuvre qui nous dépasse et va bien au-delà de notre destin individuel.
En effet, servir procède d’un état d’esprit difficile à atteindre, parce qu’il est nécessaire de ne pas être servile, tout en restant humble sans se soumettre. C’est au prix du don de soi que se réalisent les œuvres et que se transmet la vie en esprit. Nous donnons notre vie, et la vie nous est donnée. Il s’agit là d’un don de soi qui n’est pas abnégation, mais d’une offrande mise en acte qui consiste à oublier son individualité, sans pour autant la nier, tout en l’inscrivant dans l’être communautaire. C’est le sens du Devoir, indissociable de la pratique de la Règle. Comme cette dernière le rappelle : « Il n’y a pas de grandes tâches et de petites tâches dans la vie de la Loge. Le don de soi s’accomplit dans les grandes comme dans les petites tâches ». Nous cherchons à vivre et à nous mettre en harmonie avec elle, mais pas en la vivant comme une contrainte. Ainsi peut-on suivre sagement le chemin de l’utile (étoile ?) en servant nos frères.
Dès lors, les frères sont des êtres modérés, contrôlant leurs pulsions. Il ne semble pas évident, au premier abord, qu’un initié doive être modéré. Pourtant le sens du mot est clair : « moderatio » signifie modération, mesure, mais aussi gouverner, diriger ; « moderator » est celui qui règle ; « moderor » signifie « être maître de ». Nous sommes bien au cœur de la Maîtrise. L’absence de modération est une preuve flagrante de disharmonie et de déséquilibre intérieur qui conduit, bien souvent, à l’absence de contrôle et de maîtrise de soi. La modération est un canal, c’est-à-dire le vecteur d’une énergie, un médiateur, une force qui reçoit, contient et donne une forme. En quelque sorte, elle agit comme un filtre qui ne laisse passer que l’énergie qui peut être utile, qui peut servir l’Esprit. L’émotivité, qui habite plus ou moins tout individu, doit être maîtrisée, et ne saurait guider un initié.
Cela implique donc de savoir canaliser les pulsions. Celles-ci ne sont pas à supprimer ; elles correspondent à l’instinct sous toutes ses formes ; elles constituent une dynamique utile mais qui doit être contrôlée pour qu’elles ne prennent pas le pouvoir. N’oublions pas que l’instinct rendu conscient devient intuition. Cela revient donc à prendre conscience qu’il nous faut guider nos instincts, les surmonter et les dépasser pour les transformer en énergie créatrice, c’est-à-dire en actes sacralisés et mis au service du Principe. Un être qui se laisse envahir par ses démons intérieurs se coupe de toute possibilités de vivre dans le Mystère, de le percevoir et de le formuler. Nous pouvons même parler alors d’obstacle à l’initiation.
Les antidotes à ces débordements sont sans nul doute le travail communautaire au travers de la pratique de la Règle. Sur un site, nommé Fondation des Monastères, est livrée cette phrase : « La Règle de Saint Benoît a pour but de créer des conditions favorables à une parfaite recherche de Dieu dans le cadre d’une vie familiale. La contemplation bénédictine se caractérise par le style de vie selon la Règle : prière-travail-vie fraternelle ». Notre Règle, bien qu’utilisant des mots différents, est par ailleurs toute aussi explicite : « Le désir de réalisation de soi-même dans la compréhension du mystère de la Création se réalise au travers d’une ascèse qui n’est pas mortification mais volonté de mise en harmonie de son existence dans tous ses aspects ». Participer de la voie initiatique consiste à réguler son existence au travers du vécu de la Règle et en la considérant comme un chemin menant vers la Connaissance.
Telle est la réalisation dans la Maîtrise, par la mise en œuvre de l’acte juste comme de la parole juste au moment juste, par le contrôle de l’ego, en étant pleinement un frère qui tient sa place, soumet sa volonté et ses passions. Il s’agit d’un jeu permanent de subtilité, pour ne jamais se laisser aller à ses pulsions, à la réaction aux événements ou aux paroles, mais également pour ne pas être dans l’inaction, l’absence d’implication dans ce qui nous entoure. Notre démarche nous demande d’être partie prenante de chaque chose, en étant pleinement conscient de ce qui nous entoure et de nos actions, mais avec un détachement et une recherche de l’action harmonieuse, guidée par notre intuition et notre réflexion. Ce contrôle envers nous-mêmes et nos frères est le seul moyen d’être au service du Grand Architecte de l’Univers.
Ce sens moral ainsi défini est une clé de la démarche initiatique. Elle n’a pas pour but de faire de nous des hommes moralement purs, mais aptes à discerner et à mettre en pratique ce qui est harmonieux, en maîtrisant nos actes et nos pensées, pour nous rapprocher de la Sagesse et être aptes à remplir nos fonctions.
Puisse le Grand Architecte nous permettre de perfectionner notre pratique de la voie, de servir la Règle avec amour en canalisant les énergies, afin de pouvoir expérimenter sans cesse notre voie.
Le mot moral vient de « mores », les mœurs, liées aux habitudes d’une société. La morale a donc un sens bien différent sur le plan profane et sur le plan initiatique. Dans une Loge, elle se base sur l’intégrité et la perfection, se met en œuvre par le sens du service et l’utilité qui rend lumineux, et provoque chez les frères une modération comme une canalisation des pulsions.
Si l’on prend le sens classique du mot moral, il en ressort qu’il s’agit de la capacité, intellectuelle ou intuitive, de discerner ce qui est bien de ce qui est mal. Cette notion semble quelque peu simpliste, car ce qui est bien et mal dans une société peut être inversé dans une autre. Ils sont définis à partir de critères liés à la loi ou à des références culturelles. En plus, ils impliquent une notion d’orientation d’actions soumises à conséquences ou sanctions. Plus largement, le sens moral est dit « tropologique », terme grec (tropos) qui évoque les « orientations de la vie intérieure », la manière de se conduire. Ce sens, pour le croyant, concerne le présent. Ainsi, pour Maître Eckhart, cela évoque l’hospitalité que l’âme doit offrir au Christ. La morale peut donc être une analyse de l’écriture, comme les écritures bibliques par exemple. Cette notion est retrouvée dans les dix commandements dans le Judaïsme, et sous la forme du péché chez les Chrétiens. Tout cela a donné des valeurs à la société chrétienne dont nous sommes issus, mais qui, aujourd’hui, est mis à mal par la pensée rationaliste où le tout humain a remplacé le Divin.
Dans une Communauté initiatique, ces notions ne semblent pas en accord avec la démarche. Dans le rituel d’initiation, avant d’admettre le néophyte à passer les épreuves, la Communauté, à travers le Vénérable Maître, l’interroge sur sa règle de vie. Il lui est posé deux questions auxquelles il doit répondre ; ensuite, deux réponses rituelles sont livrées à sa réflexion :
« Qu’est-ce que la vertu ?
La vertu est une force du cœur qui nous permet de conduire notre vie selon la divine harmonie, afin de l’élever au rang de la création.
Qu’est-ce que le vice ?
La question n’appelle pas de référence morale. Elle met l’accent sur les vices de construction de l’être ».
Autrement dit, la démarche initiatique permet d’agir, non plus en se posant des questions morales, mais en se posant des questions d’intégration à la Communauté initiatique, comme par exemple : « Est-ce que mon action va dans le sens de la Communauté, dans le sens du chemin de vie, dans le sens de la pensée du Grand Architecte ? ». Il faut donc suivre la divine harmonie qui régit l’Univers, se calquer sur elle pour permettre à chaque Frère de participer à la construction de l’édifice communautaire. Il faut que chacun corrige son être pour que l’édifice commun se construise en harmonie. Il n’en demeure pas moins que le sens moral est un préalable pour pénétrer dans un milieu créateur, dans une Loge. Un initié ne peut être amoral (étranger à toute morale) ; simplement, il dépasse la morale pour entrer dans la Règle. En ce sens, elle serait ce qui permet à un être d’être compatible avec la Règle. C’est ce que Castaneda appelle l’impeccabilité, à savoir la meilleure utilisation de notre niveau d’énergie, la force morale. Le sens moral doit donc être vérifié dans le péristyle, car il révèle l’harmonie de l’être, celle qu’il peut vivre sans perturber l’harmonie de la Loge. Il est la force de l’être avant l’initiation mais aussi après et est la preuve que cette force permettra d’assimiler la Règle. On ne peut de fait demander à un impétrant de vivre directement selon la Règle.
Afin de ne pas s’égarer dans l’ambiguïté du sens du mot moral, il nous faut apporter quelques précisions. Il y a trois notions à ne pas confondre : la loi, la morale et la Règle. La loi, édictée par des hommes, nous concerne en tant que citoyen, mais ne nous concerne pas sur le plan initiatique. La Règle, d’origine divine mais formalisée par chaque Communauté initiatique, permet concrètement de vivre les lois d’harmonie de l’Univers pour pratiquer en justesse l’acte. Dans le R.I.T.E., il n’y a pas de notion de bien ou de mal. Comme il est précisé dans la Règle : « Là où règne l’esprit, il n’est pas besoin de loi… ». Il appartient donc à chacun d’intégrer cette Règle dans son existence et dans ses actes pour en faire un axe déterminant la justesse de ses actions et jugements. On se rapproche ici de ce que dit le dictionnaire Robert pour un des sens de la morale : « Ce qui est relatif à l’esprit et à la pensée ».
Maât, en Égypte, était la mère du créateur ; elle est symbolisée par la plume rectrice qui permet de garder le cap dans le voyage. Elle est la justesse, la formulation de la Règle. Elle est devenue la Vierge qui est avant tout une mère, et en tant que telle, la maîtresse du foyer, du feu, axe central de notre demeure, le Temple. Ce feu est ce qui unit le ciel et la terre, et ce faisant, il apporte les lois célestes sur terre et les fait vivre à celles et à ceux qui les acceptent.
La morale initiatique se définit par l’intégrité et la perfection. La Vierge, pour nous la Veuve héritière en partie de Maât, est l’Immaculée Conception, conçue dans la pureté, née de l’intervention divine ; elle est une et intègre. Elle engendre sans intervention humaine mais par le divin. Ni elle, ni l’enfant qui en naît, ne sont porteurs de souillures qui mènent à une fin mortelle. La vacuité est une de ses caractéristiques, et c’est dans cette vacuité, dans cette perfection originelle, que la puissance divine va s’incarner. Il est souvent dit que la perfection n’est pas de ce monde ; certes, mais la perfection peut être engendrée dans ce monde et elle ne peut être que communautaire. Elle est dans l’œuvre communautaire qui, cependant, n’est jamais achevée. Elle est à percevoir comme une tendance ou un axe d’orientation vers le Principe, et non comme une finalité. La perfection n’est pas accessible à l’individu. Pour l’approcher, il doit s’intégrer à une Communauté initiatique, continuellement et toujours plus intensément. Vivre ainsi permet de nous confronter à l’idée de la perfection qui transparaît dans le Temple, que ce soit à travers les symboles, la pratique des rituels et la construction de l’œuvre communautaire.
Être intègre, c’est d’abord être intégré à la Communauté. Le viatique d’Apprenti demande : « Avez-vous une aspiration ? Celle de m’intégrer à la Communauté initiatique, afin d’être digne d’atteindre à d’autres mystères ». Nous avons été initiés dans une Loge juste et parfaite. Le rituel d’initiation est mené par une Communauté dépositaire de la Tradition initiatique, donc dépositaire d’une forme de perception de la perfection de la création. La Loge, symboliquement, est parfaite, car elle est à l’image de la Création. Elle propose un accès à la connaissance de la perfection divine.
Il n’en demeure pas moins que le frère se doit à l’intégrité dans son sens classique, du latin « integer » qui signifie « entier, complet, vertueux, pur, chaste, honnête, incorruptible, probe ». Il doit être impeccable en toutes circonstances, c’est-à-dire faire de son mieux et donner le meilleur de lui-même à chaque fois qu’il s’engage dans une action. L’intégrité est nécessaire, vis-à-vis de soi, bien évidemment, mais aussi vis-à-vis des autres. La démarche initiatique ne permet pas de compromission dans notre implication. Nos serments nous engagent, envers nous-mêmes, envers nos Frères, envers le Grand Architecte De L’Univers, envers la Veuve. A nous d’agir pleinement, sans réserve, de manière totale, donc une, entière, même si le monde profane nous freine ou tend à détourner notre regard. L’intégrité est alors un accès à la perception des mystères. Elle ouvre les portes de la perception en faisant suivre la voie de la Connaissance et de la Maîtrise ; tout le reste nous dévie du chemin. La couleur de la perfection étant le rouge, on s’en approche en vivant la Maîtrise et cela devrait inciter les Apprentis et les Compagnons à poursuivre sans faille cet objectif.
Tout cela exclut la perversité et implique le sens du Devoir. Comme l’exprimaient les anciens : « Nul ne peut assembler des matériaux, aussi nobles soient-ils, sans une Règle d’assemblage. La plus belle des pierres n’est précieuse que par la justesse de la place qu’elle occupe dans l’édifice, sinon elle n’est que décoration gratuite ». Ainsi c’est la Règle qui permet aux actions de s’accomplir et de rester cohérentes entre elles, d’assurer l’intégrité du plan d’œuvre, tout comme le rituel, support du Verbe créateur, qui permet aux fonctions de participer à l’œuvre de création et au ciel de rester uni à la terre. La complétude et l’intégrité de la Communauté, mais également celle du Frère, tout comme celle de chaque manifestation du Principe, n’existent que grâce à la Règle à laquelle chaque être se doit de se conformer.
Mais comment mettre en œuvre le sens moral ? En servant utilement, ce qui est l’acte le plus noble qu’un être humain puisse accomplir à condition de ne pas se tromper de maître, de ne pas choisir son ego ou un gourou ; on ne doit servir que ce qu’il y a de plus haut, le Grand Architecte, à travers la Communauté Initiatique, et en n’oubliant pas que « un serviteur ne peut servir deux maîtres : où il honorera l’un, et l’autre, il l’offensera » (Evangile de Thomas). Notre démarche est concrète et basée sur l’utilité spirituelle. Cela seul peut mener à la plénitude. C’est un état de rayonnement lumineux. A l’inverse du monde profane, le premier serviteur de la Communauté est le Vénérable Maître, et toutes les fonctions de la Loge doivent suivre. Le Frère se situe à sa juste place dans la Loge par la fonction qui lui est confiée, parce que le véritable sens du service consiste à prolonger, faire fructifier et transmettre. En entrant dans une Communauté initiatique, on se met à son service. Mais encore faut-il se demander sans cesse à quoi on peut lui être utile. Le mot grec « therapeutês » signifie serviteur et soignant. Servir est ainsi le meilleur des traitements de l’âme ; cela mène sur le chemin de la perfection, ou plus exactement de l’acte qui est parfait s’il est utile. L’acte est dévoyé s’il est inutile. Cela renvoie aux trois passoires de Socrate : « Est-ce vrai ? Est-ce bien ? Est-ce utile ? ». Agir ainsi c’est faire œuvre utile et participer de la construction d’une œuvre qui nous dépasse et va bien au-delà de notre destin individuel.
En effet, servir procède d’un état d’esprit difficile à atteindre, parce qu’il est nécessaire de ne pas être servile, tout en restant humble sans se soumettre. C’est au prix du don de soi que se réalisent les œuvres et que se transmet la vie en esprit. Nous donnons notre vie, et la vie nous est donnée. Il s’agit là d’un don de soi qui n’est pas abnégation, mais d’une offrande mise en acte qui consiste à oublier son individualité, sans pour autant la nier, tout en l’inscrivant dans l’être communautaire. C’est le sens du Devoir, indissociable de la pratique de la Règle. Comme cette dernière le rappelle : « Il n’y a pas de grandes tâches et de petites tâches dans la vie de la Loge. Le don de soi s’accomplit dans les grandes comme dans les petites tâches ». Nous cherchons à vivre et à nous mettre en harmonie avec elle, mais pas en la vivant comme une contrainte. Ainsi peut-on suivre sagement le chemin de l’utile (étoile ?) en servant nos frères.
Dès lors, les frères sont des êtres modérés, contrôlant leurs pulsions. Il ne semble pas évident, au premier abord, qu’un initié doive être modéré. Pourtant le sens du mot est clair : « moderatio » signifie modération, mesure, mais aussi gouverner, diriger ; « moderator » est celui qui règle ; « moderor » signifie « être maître de ». Nous sommes bien au cœur de la Maîtrise. L’absence de modération est une preuve flagrante de disharmonie et de déséquilibre intérieur qui conduit, bien souvent, à l’absence de contrôle et de maîtrise de soi. La modération est un canal, c’est-à-dire le vecteur d’une énergie, un médiateur, une force qui reçoit, contient et donne une forme. En quelque sorte, elle agit comme un filtre qui ne laisse passer que l’énergie qui peut être utile, qui peut servir l’Esprit. L’émotivité, qui habite plus ou moins tout individu, doit être maîtrisée, et ne saurait guider un initié.
Cela implique donc de savoir canaliser les pulsions. Celles-ci ne sont pas à supprimer ; elles correspondent à l’instinct sous toutes ses formes ; elles constituent une dynamique utile mais qui doit être contrôlée pour qu’elles ne prennent pas le pouvoir. N’oublions pas que l’instinct rendu conscient devient intuition. Cela revient donc à prendre conscience qu’il nous faut guider nos instincts, les surmonter et les dépasser pour les transformer en énergie créatrice, c’est-à-dire en actes sacralisés et mis au service du Principe. Un être qui se laisse envahir par ses démons intérieurs se coupe de toute possibilités de vivre dans le Mystère, de le percevoir et de le formuler. Nous pouvons même parler alors d’obstacle à l’initiation.
Les antidotes à ces débordements sont sans nul doute le travail communautaire au travers de la pratique de la Règle. Sur un site, nommé Fondation des Monastères, est livrée cette phrase : « La Règle de Saint Benoît a pour but de créer des conditions favorables à une parfaite recherche de Dieu dans le cadre d’une vie familiale. La contemplation bénédictine se caractérise par le style de vie selon la Règle : prière-travail-vie fraternelle ». Notre Règle, bien qu’utilisant des mots différents, est par ailleurs toute aussi explicite : « Le désir de réalisation de soi-même dans la compréhension du mystère de la Création se réalise au travers d’une ascèse qui n’est pas mortification mais volonté de mise en harmonie de son existence dans tous ses aspects ». Participer de la voie initiatique consiste à réguler son existence au travers du vécu de la Règle et en la considérant comme un chemin menant vers la Connaissance.
Telle est la réalisation dans la Maîtrise, par la mise en œuvre de l’acte juste comme de la parole juste au moment juste, par le contrôle de l’ego, en étant pleinement un frère qui tient sa place, soumet sa volonté et ses passions. Il s’agit d’un jeu permanent de subtilité, pour ne jamais se laisser aller à ses pulsions, à la réaction aux événements ou aux paroles, mais également pour ne pas être dans l’inaction, l’absence d’implication dans ce qui nous entoure. Notre démarche nous demande d’être partie prenante de chaque chose, en étant pleinement conscient de ce qui nous entoure et de nos actions, mais avec un détachement et une recherche de l’action harmonieuse, guidée par notre intuition et notre réflexion. Ce contrôle envers nous-mêmes et nos frères est le seul moyen d’être au service du Grand Architecte de l’Univers.
Ce sens moral ainsi défini est une clé de la démarche initiatique. Elle n’a pas pour but de faire de nous des hommes moralement purs, mais aptes à discerner et à mettre en pratique ce qui est harmonieux, en maîtrisant nos actes et nos pensées, pour nous rapprocher de la Sagesse et être aptes à remplir nos fonctions.
Puisse le Grand Architecte nous permettre de perfectionner notre pratique de la voie, de servir la Règle avec amour en canalisant les énergies, afin de pouvoir expérimenter sans cesse notre voie.