Si l’on reprend ce que nous avons dit sur le signe du Scorpion, on peut trouver en lui une forme d’agressivité pouvant amener, si les conditions s’y prêtent, à faire table rase du passé pour ensuite permettre une régénération, souvent utile pour transmettre une lumière porteuse d’énergies transformatrices. Le scorpion à l’origine est le scorpion d’eau. Or celui-ci règne en maître dans son milieu et éradique systématiquement toutes les espèces qui viennent envahir son domaine. Sa lucidité, sa résistance et sa ténacité en font un guerrier redoutable. Le Scorpion peut donc représenter la fonction guerrière de la royauté, qui, dans la tradition des bâtisseurs, est mise en relation avec la préparation du terrain sur lequel l’édifice va être élevé. Ainsi, ce signe ne pourrait-il pas être l’expression de l’initiation, étant donné qu’il symbolise les capacités de voir au-delà des apparences et du visible, de faire l’apprentissage et l’expérience d’une énergie puissante et purificatrice ? Cette énergie, développée par les pensées et les actes de la Loge, permet de poursuivre la création du Grand Architecte, et donne la possibilité d’inscrire la démarche initiatique dans la totalité des œuvres créées par le corps communautaire.
La destruction qu’accomplit le Scorpion est une fonction initiatique qui redonne vie à la mort, sacralise la vie, et fait en sorte que le Mystère soit dévoilé, révélé, puis voilé à nouveau pour que la conscience des initiés s’éveille en permanence. Telle est la fonction de base d’une Loge à travers sa Chambre du Milieu pour créer.
Cette création ne peut qu’exprimer la volonté du Grand Architecte de l’Univers. Nous allons donc nous demander ce qu’est cette volonté sur le plan initiatique ; puis nous verrons qu’elle n’a de sens que si elle est lucide, qu’elle se met en œuvre grâce à la résistance de la démarche initiatique et donc celle des frères, et qu’elle se manifeste par une forte ténacité.
Au sens profane, la volonté est souvent une expression de l’ego qui se l’approprie et éloigne l’être de la Sagesse. La définition de ce terme peut s’appréhender sous deux aspects :
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La faculté de vouloir, liée à une intention, une détermination, au désir ; c’est une force, une énergie indomptable portant à l’action ; c’est la puissance intérieure par laquelle l’homme se détermine à faire ou à ne pas faire.
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L’acte de celui qui veut, et c’est alors une finalité, une exigence.
Elle est une caractéristique propre à l’homme, car il est nécessaire d’avoir conscience de sa propre existence, et donc de vouloir conduire cette existence, pour qu’elle puisse se manifester. L’animal en revanche n’a pas de volonté telle qu’on la décrit pour l’homme car il agit principalement selon son instinct. Dans son sens religieux, elle peut être relié à la notion de vœu, de promesse. Faire acte de volonté, c’est donc se faire une promesse. Et effectivement, la période de l’année liée au signe du Scorpion est celle de toutes les promesses. Tout peut devenir possible et si la promesse est tenue, toutes les récoltes seront abondantes.
Malheureusement, chacun peut constater que les résultats sont souvent mitigés. Il ne faut pas oublier la maxime de Ptahhotep : « Les plans de l’homme ne se réalisent jamais ; ce qu’il advient est ce que dieu a ordonné ».
Sur le plan initiatique, les choses sont donc très différentes. L’homme, et en particulier l’initié, est capable intuitivement de percevoir l’existence d’une volonté au-delà de lui-même, à un autre niveau, ce que certaines religions appellent la volonté divine. Pour nous, sur le plan du concept, elle est celle du Principe Créateur qui se pense et décide de créer par le Grand Architecte et la Veuve. Dans la démarche initiatique, l’initié doit avoir beaucoup de volonté (ou d’énergie) pour accomplir celle (l’exigence) du Grand Architecte, mais jamais celle d’autres hommes. Ainsi, même si celui qui a frappé à la porte du Temple l’a fait dans une détermination personnelle, celle-ci s’efface ou se dissout ensuite dans la démarche initiatique ; elle n’est plus individuelle.
La Bible (Siracide 18, 30) nous dit : « Tourne le dos à tes volontés ; ne te laisse pas entraîner par tes passions, et réfrène tes appétits » , ainsi d’ailleurs que : « Faire sa volonté entraîne la punition. Être obligé d’obéir à un autre fait gagner la récompense » (Actes des Martyrs). C’est exactement ce que précise Saint Jean (4, 34) : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé », ou Maître Eckhart (mais Bernard de Clairvaux dit la même chose) : « Rien au monde ne fait de nous de vrais hommes que le renoncement à notre volonté propre » ; « La volonté est entière et droite quand elle a perdu toute attache individuelle, quand elle est sortie d’elle-même et s’est transformée jusqu’à s’identifier à la volonté de Dieu » ; « Tous les orages avec le désarroi qu’ils amènent ont leur source consciente ou inconsciente dans la volonté personnelle » ; « Pour que l’homme soit pauvre en volonté, il doit aussi peu vouloir ou convoiter qu’au temps où il n’était pas encore ». Et pour Lao Tseu, cette volonté est le moyeu vide de la roue. Quant à Schwaller de Lubicz, dans du « Symbole et de la Symbolique », il l’évoque comme une forme de l’Énergie primordiale et considère qu’il faut toujours rechercher la volonté contenue dans le Symbole lorsqu’il est utilisé pour un enseignement ésotérique. Elle est donc ésotérique et son effet exotérique est dans la mise en œuvre, donc la réalisation.
Ainsi, depuis son commencement et tout au long de son avancement, la démarche initiatique nous demande de servir la Communauté initiatique qui met en œuvre la volonté du Grand Architecte. Pour cela, il nous faut traquer tout désir de prendre, c’est-à-dire qu’il faut nous mettre en rectitude, et chercher ce qui la renforce et ce qui l’affaiblit. C’est le symbole du diadème du Vénérable Maître (le chapeau des maîtres dans la plupart des loges maçonniques), séparant le corps de la calotte crânienne, siège symbolique de la pensée individuelle, et marquant ainsi l’intention de suppression de la volonté personnelle.
Lao-Tseu nous indique que : « Imposer sa volonté aux autres, c’est force. Se l’imposer
à soi-même, c’est force supérieure... Celui qui agit avec énergie est doué d’une ferme volonté ». Nous traduisons la première sentence par notre engagement communautaire qui s’exprime lors de la prise de parole qui se fait face au tableau de Loge et quin’est jamais une réponse à un autre frère afin d’éviter d’imposer une volonté personnelle. La seconde exprime que lefrère sur le chemin met son énergie au service de la communauté, délaissant ainsi sa volonté propre pour marcherau sein de celle du Grand Architecte.
Mais alors comment connaître celle-ci ? Maître Eckhart nous apporte la réponse : « La Connaissance porte la clef, elle ouvre, entre, se fraie un passage, trouve Dieu sans voile et révèle alors à sa compagne, la volonté, ce dont elle a pris possession, de même qu’elle avait déjà la volonté auprès d’elle dans son effort d’ascension ; en effet, ce que je veux, je le cherche ». Notre voie étant celle de la Connaissance, nous devons exclusivement travailler vers elle en écoutant les rituels et la Règle. Les frères s’intègrent et vivent en cette dernière. Le Vénérable Maître rappelle dans le rituel d’initiation au néophyte : « Aie la volonté et la capacité de connaître. Rien ne te manquera si tu possèdes une volonté vraie et droite : ni l’amour, ni l’humilité, ni aucune vertu... Ce n’est qu’en réglant notre volonté sur les principes créateurs de l’harmonie universelle que nous donnerons à notre vie sa triple et parfaite expression de sagesse, de force et d’harmonie... ». Il suffit donc de se « régler ». Notons que le diadème royal égyptien se disait « mh » et signifiait également la coudée qui contient la Règle en mettant les choses dans les Nombres, la mesure de toute chose. C’est aussi ce que nous indique l’Inde : « Le monde est sorti de Brahman par sa volonté qui est nommée la mère de l’univers ». Cette mère, c’est pour nous la Règle, notre sainte Mère comme il était dit au moyen-âge. Celle de Saint Benoît nous rappelle d’ailleurs : « Notre volonté égoïste, Dieu nous interdit de la suivre ». Ainsi dès le départ de la voie initiatique, il est fait appel à cette volonté de se délivrer de ses entraves, ainsi qu’à celle de vivre au sein de la Communauté initiatique. Le Compagnon, lui, entre dans l’action concrète. Il s’élève au-dessus des désirs individuels grâce à l’intelligence du Cœur. Il vit au cœur de la Communauté en acceptant sa hiérarchie. Il poursuit son combat avec ténacité contre son ego. Il se calque à la Règle.
Dès lors, le frère peut exprimer cette volonté par les outils et les symboles. Déjà, pour
l’Apprenti le maillet représente la volonté de création et le ciseau la mise à l’épreuve de cette volonté. Le rituel du Banquet précise que : « Les Apprentis apprennent à diriger leur volonté et à ne pas gaspiller les richesses de la conscience ». L’apprentissage des symboles reste bien essentiel, montrant notre ignorance devant la volonté divine, et faisant naître notre désir de la connaître.
L’homme de volonté possède les trois caractéristiques proposées à notre réflexion : la lucidité, la résistance et la ténacité. Elle n’a de sens que si la lucidité est présente. Ce terme a pour origine le mot latin « lux », lumière, celle que le futur néophyte perçoit d’une façon intuitive, ne connaissant rien de l’initiation, et pourtant pressentant qu’il en a besoin, que c’est en elle et par elle qu’il va pouvoir s’épanouir. Il y trouvera ensuite les véritables valeurs de cette démarche, mais au début, que peut-il en penser de plus ? Lucidité a comme équivalent clairvoyance, c’est à dire voir clair, pénétrer l’obscurité pour y déceler la lumière. C’est ce que certaines traditions appellent le voyant, celui-ci qui a vu la promesse de la volonté et qui peut donc s’engager sur une voie juste. Cela passe par l’expérience initiatique dont le rituel d’initiation est une première étape vers la perception de la réalité invisible. De Lucidité à Lucifer, il n’y a qu’un pas ; « ferre » voulant dire porter, Lucifer est donc le porteur de lumière, l’ange certes tombé dans l’obscurité, déchu du paradis, mais porteur du divin. On peut relier cet ange avec la crypte où il est une force en potentialité capable de mener à la lumière qui luit dans les Ténèbres, au-delà de la matière ; il est bien équivalent à l’énergie du Scorpion. En effet, Lucifer était aussi le nom de Venus chez les Romains. La planète Venus est le premier point lumineux dans le ciel que l’on perçoit dans la nuit tombante ou au lever du soleil. Elle est comme un premier repère dans le ciel étoilé naissant, la planète porteuse d’amour. Lucifer, avant d’être assimilé au diable, était un adjectif signifiant « porteur de vérité » puis un nom commun signifiant « astre brillant ». La lucidité est un donc un pas vers la vérité, certes non manifestée mais contenue dans la tradition dont la Loge est dépositaire à travers les rituels qu’elle met en action et de la Règle qui la fait vivre.
D’après le dictionnaire Robert, la lucidité décrit le fonctionnement normal des facultés intellectuelles, entre autre par la connaissance et la conscience. Cette conscience, la Communauté initiatique la reçoit petit à petit en œuvrant sans cesse, mais elle est une lumière qui éclaire sa vie, par le vécu de la Règle et la participation de tous les frères.
C’est de cette lucidité, en tant que capacité à percevoir la Lumière, que tout découle dans notre démarche initiatique. L’individu peut être confronté à des doutes, des peurs, des rejets qui obscurcissent cette lumière mais ce ne sont que des nuages ; elle est toujours présente comme guide dès que l’être est prêt à poursuivre sa route. Par cette lucidité émergeant de notre intuition, nous gardons en permanence la finalité de notre action qu’est la réalisation de la volonté du Grand Architecte, afin d’inscrire le ciel sur la terre, d’inscrire le temps dans l’espace et donc d’incarner l’éternité. Cela porte à l’action, mais pas à la réaction. Elle s’exprime au sein de la communauté et permet de sortir les frères de l’obscurité, de l’aveuglement, pour devenir lucide sur le monde. Elle est orientée vers ce seul dessein qu’est la volonté du Grand Architecte, sans quoi, il ne s’agirait plus de volonté mais d’égarement stérile. A vouloir atteindre un haut degré de lumière, de Connaissance, on risque de prendre du retard en voulant l’accaparer.
Cette lucidité ayant éclairé notre volonté, il faut également de la résistance pour la conforter. Résister, dans son étymologie, c’est tenir, faire face, comme lorsque le Vénérable Maître demande aux frères de faire face à l’Orient lors de l’ouverture des travaux pour se mettre à l’ordre et se faire reconnaître par les Surveillants. Il s’agit également d’affronter les forces extérieures pouvant compromettre la réalisation de l’œuvre. Les cathédrales ne sont pas de sable ; il faut des pierres ayant subies des chocs spécifiques et réfléchis pour qu’elles s’élèvent. Nous devons projeter notre action vers sa finalité et il est rare que tout se déroule sans aléa ni problème. Rien n’est parfait dans notre action ; nous devons donc faire preuve de vigilance et de persévérance, ce que l’on peut rapprocher de cette résistance qui donne l’énergie et la constance qu’implique la mise en œuvre de la volonté du Grand Architecte. Encore faut-il être capable de l’entendre par une écoute soutenue, une capacité d’attention qui nécessite de la résistance par rapport aux habitudes qui conduisent souvent à de l’indolence.
Cette résistance nécessite une entraînement soutenu. Le travail sur la Pierre Brute peut être perçu comme une épreuve et un test de résistance qu’il faut sans cesse affronter. Dans un premier temps, son concept, le secret qu’elle renferme, résiste à l’Apprenti. Il doit orienter toute sa volonté vers elle pour tenter de la comprendre. Cette action est comme nager dans un courant en se laissant porter, mais avec effort pour ne pas couler, en suivant l’énergie de la vie pour mieux s’y fondre. La Pierre Brute n’a pas de forme et n’est ni dure ni molle. Mais elle demande à faire corps avec elle, à l’image de la Règle.
Il s’agit de ne céder ni à une pression extérieure en se préservant de l’environnement ni à l’ego, à ses envies, ses désirs, qui pourraient nous écarter de l’action initiatique et nous faire retomber du côté profane, dans la volonté personnelle et stérile qui gaspille notre énergie. Ne pas s’abandonner au phénomène de la vie conduit à de la rigidité, le contraire du mouvement ; c’est s’opposer. La voie initiatique fait surgir dans la conscience une résistance quand le frère refuse un point de la Règle. Sachons résister à celui qui veut imposer sa volonté mais ne résistons pas à l’appel de la Règle. Tout cela se construit jour après jour à force d’efforts et de vigilance et permet d’avancer sur la voie, d’aplanir le terrain, de le mettre en forme pour accueillir de manière harmonieuse le Temple.
La volonté peut alors se manifester par la ténacité qui donne la cohésion à l’ensemble, la persistance à l’œuvre. La ténacité, typique du Scorpion, est cependant ambiguë. En effet, le latin « tenax » dont elle dérive signifie « qui tient solidement » mais aussi « parcimonieux, obstiné, ferme ». Tout est donc encore une question de mouvement. Plus que de ténacité, il faut à l’initié du courage et de la fermeté dans son engagement. Assez proche de la résistance, elle trouvera sûrement sa réalité dans le temps, dans la durée. La notion de tenir, de créer un lien solide et permanent, rejoint l’approche de la volonté dans notre démarche initiatique. La détermination est indispensable à l’initié car il s’agit d’une voie que l’être va parcourir pendant toute son existence. Elle peut cependant varier, se relâcher. Un pas en arrière ou de côté peut permettre de se recentrer, de reprendre de l’élan ; l’important est de toujours poursuivre l’effort, selon ses capacités. La chaîne d’union est une manière de percevoir cet aspect tenace de l’initiation. Nos mains sont des tenailles ; nous nous tenons mutuellement pour nous unir et faire en sorte que cette chaîne exprime cette force qu’est la communauté.
Une volonté construite et structurée par la lucidité, la résistance et la ténacité peut sans aucun doute déplacer des montagnes. Mais peut-elle se vivre individuellement ? N’est-elle pas le propre d’une Communauté initiatique soudée, dans laquelle règne une parfaite harmonie ? Elle se retrouve partout présente entre l’alpha et l’oméga de l’œuvre car elle couronne ce triple travail préparatoire qui est semblable à l’automne, moment de l’année où la puissance travaille le sol en profondeur, où l’agriculteur enlève les pierres du champ et revitalise le sol par le fumier et autres matières végétales qui, une fois digérées, nourriront l’œuvre future et permettront à la vie de devenir à son tour une nourriture en s’incarnant dans le grain.
Cette phase permet la résurrection d’Osiris et le voyage du Sagittaire peut s’accomplir.