I.12.b L’IMAGINATION PERCEPTIVE (secret ; rêve, vision, ouverture ; fécondité, inspiration)
Nous avons vu précédemment que le symbole du signe des poissons a un peu la forme d’une mandorle, comme celle du zodiaque, formant une vulve de laquelle sort la vie, le feu créateur. La loge est une barque, elle aussi en forme de vulve, capable de naviguer sue l’eau primordiale, à son contact donc et non en elle. L’imagination perceptive n’est-elle pas ce qui permet, sous la conduite du Maître d’œuvre et à partir de cette barque, de pêcher des concepts dans l’abstrait comme on attrape des poissons dans la mer et faire ainsi une pêche miraculeuse ? Elle révèle la sensibilité qui est capable d’animer tout un chacun.
Voilà bien le moyen de l’ouverture de ce qui est caché pour percer le secret de l’univers par le lâcher-prise afin que la loge soit féconde par sa transmission.
Mais avant d’approfondir cette dernière phrase, clef de ce chapitre, il nous faut indiquer plus précisément ce que nous entendons par imagination perceptive. Cela renvoie à l’imaginaire, notamment collectif quand il appartient à une espèce, source de la survie de cette espèce et qui la plonge dans une réalité vitale. Plus précisément, « Imaginatio » en latin signifie image, vision et « imago », image, représentation. Cela donne deux sens. L’imagination peut donc d’une part fournir une vision de l’univers afin de donner corps aux idées, voire créer de nouvelles formes. Elle peut combiner des concepts, des symboles et donc accéder à la formulation. Mais d’autre part, si elle mène à des images, il y a danger de fantasmes car l’image est toujours une déformation du réel ; elle ne peut synthétiser exactement ce qui est perçu et mène souvent à des dogmes, d’où l’importance pour nous de la pensée sans image. L’imagination perceptive ne passe donc pas d’emblée par la pensée qui a tendance à déformer nos perceptions ; elle donne une vision du monde, notamment de l’invisible par les sens immatériels ; ensuite, la pensée prend le relais pour élaborer une formulation cohérente.
L’imagination perceptive sert ainsi à percer les secrets de l’invisible. Il s’agit de perce-voir, de traverser pour voir au-delà. Le secret qui doit être percé est le berceau du Mystère qui lui, ne peut que se vivre et qu’il faut voir s’accomplir ; à travers le mythe, il initie au Mystère. En effet, ce dernier est ancré dans l’incréé, énergie pure derrière l’Orient. C’est le Soleil noir, source de régénération permanente, et donc lié à l’Orateur. De l’autre côté, le secret est lié à la Lune et au Secrétaire, ce qui le met en rapport avec la formulation ; il est dans l’invisible, au contact de l’incréé, en quelque sorte flottant sur l’Eau primordiale. Secret et Mystère vont ensemble et le temple est leur lieu nuptial ; d’eux naît l’or que l’on partage au banquet qui doit être bien ritualisé.
La dualité créatrice Vénérable Maître/Passé-Maître est la clef de l’imagination perceptive de la loge. Mais celle-ci doit s’incarner dans l’espace de manifestation (le lieu devant l’Orient où se trouvent les frères dans le Temple) par l’Orateur ou maître de la Règle et par le Secrétaire, le gardien du secret qui utilise la lumière lunaire pour transmettre la formulation juste qui fait rayonner le secret de l’atelier. Le Passé-Maître, au Septentrion de l’Orient donc à la porte de l’origine, transmet ses visions, puisées auprès des Initiés Passés à l’Orient Éternel, au Vénérable Maître qui les incarne par l’Orateur et le Secrétaire ; ceux-ci apportent la lumière du Soleil et celle de la Lune, les deux yeux du Principe, dans l’espace de manifestation. Secret et Règle sont indissociables pour faire perdurer les confréries initiatiques, sans cachotterie mais en les protégeant des vicissitudes du monde profane, surtout aujourd’hui où les notions les plus sacrées de la vie en esprit sont rejetées. Cela ne se peut donc sans le Couvreur qui préserve le secret entre l’intérieur et l’extérieur, entre le visible et l’invisible. Le secret est bien lié au fait d’entrer, de savoir passer les portes.
Le secret est ce qui est caché et qu’il nous faut découvrir. « Il n’y a rien de secret qui ne doive être découvert, ni rien de caché qui ne doive être connu » (Luc 12-2). Quoi de plus caché que ce qui est sans image : « Ce qui est à l’intérieur dans le secret de tout, c’est la plénitude. Au-delà il n’y a rien, elle contient tout » (Évangile de Thomas, 69). Les secrets du divin sont inscrits dans la nature, pas dans le cerveau qui aime les images. Ils sont à la fois principe et manifestation de la nature et, l’homme faisant partie de cette dernière, ils sont aussi en nous. Ayons la vision de la nature et fuyons les images. N’oublions pas que le Principe créateur est un œil gigantesque ouvert sur l’univers, autant pour le créer que pour l’observer. De même, créons notre œil intérieur pour voir le monde dans sa réalité. Le secret peut se symboliser par un livre fermé ou, comme en Égypte, par un rouleau scellé, impossible à ouvrir. Pour le lire, il faut entrer à l’intérieur par l’intelligence du cœur, par l’intuition des causes, pour en avoir une lecture directe, non mentale. En loge, nous travaillons dans le secret, « sub rosa ». Le sens du secret ne se transmet pas de bouche à oreille mais par une lente transformation intérieure, aboutissement d’une ascèse rituelle dans le respect de la Règle qui permet de voir en justesse.
L’imagination perceptive nous ouvre donc les portes de ce qui est caché, non accessible par les approches du monde profane. L’invisible peut ainsi se révéler pour une compréhension plus large de la création dans son ensemble, et nous pouvons remonter des effets aux causes, voire à la Cause.
Le secret de la vie est par nature, c’est-à-dire qu’il est indépendant de l’homme. A la naissance physique, nous en sommes séparés. L’initiation est là pour nous remettre dedans, pour nous y plonger en toute conscience. Le Tableau de Loge, matrice de création, clef de nos symboles, nous offre la possibilité de percevoir la réalité invisible. En s’unissant autour de lui les frères le rendent lumineux. Son alphabet permet de formuler pour faire émerger les concepts. Tous les symboles détiennent en leur cœur un aspect du secret ; en méditant sur eux, il nous habite et nous entoure en permanence ; il se manifeste ; en dehors de tout raisonnement, il est notre mode de vie pour vivre en harmonie avec l’univers, pour accéder au monde des causes et naître en permanence à la vie spirituelle. Il anime l’œuvre. Il est la vie qui fait que tout est en cohésion. Le secret est ce qui est sacré.
Le Temple en est donc une des formulations les plus abouties. Si les frères le maîtrisent avec rigueur, ils peuvent participer à la construction permanente du Temple en le traduisant par les rituels et les travaux effectués en son sein. Le Secrétaire rassemble les travaux formulés en loge ; la Lune lui donne imagination et sensibilité ; il est la clef du secret de la vie en loge. Lors de la Saint Jean d’Été, l’offrande au feu des travaux de l’année fait que le secret retourne au feu, à son origine.
Cependant, l’imagination perceptive ne peut être efficace s’il n’y a pas lâcher-prise. La raison étant insuffisante, l’initiation nous conduit à débrancher le mental, étape primordiale. Les épreuves secouent l’être pour voir autrement, pour libérer la conscience de ses limites, la débrider, la réinitialiser même, pour être ensuite restructurée par les arts initiatiques. Abandonner le contrôle rassurant du mental peut se faire par le rêve et la vision qui provoquent une ouverture sur de justes perceptions.
Dans le rêve, le mental et sa logique est éliminé, libérant l’intelligence du cœur. La découverte de neurones dans l’aire cardiaque suggère qu’il peut y avoir une perception à ce niveau évoquant le cœur-conscience qui dirige les sens immatériels comme l’indiquaient les anciens Égyptiens. On résout au matin le problème insoluble avec lequel on s’est endormi. « Il vaut toujours mieux dormir avant d’exécuter une décision prise. Arriver à dormir ainsi en état de veille, ceci est la vraie clairvoyance de l’intelligence du cœur » (R.A. Schwaller de Lubicz). Le rêve n’est pas systématiquement lié au sommeil. Pour Don Juan dans les livres de Castaneda, traquer et rêver sont des arts car ce sont des choses que l’on accomplit. Par jeu de mots, le rêve révèle, voire réveille en donnant une juste vision sur l’univers réel, sur ce qui est invariable et non éphémère. « Connaître ce n’est point démontrer ni expliquer. C’est accéder à la vision » (Saint-Exupéry). Le rêve est donc un moteur de la démarche initiatique qui détache des entraves. Cette approche n’est pas de la douce folie puisqu’on la retrouve dans les traditions chamaniques (avec ou sans produits hallucinogènes), chez les indiens d’Amérique ou au Japon, notamment dans les techniques de combat (Myamoto Musashi), ou encore en ostéopathie. Notre démarche n’utilise pas de substances artificielles mais le travail communautaire. C’est le songe (cf. Le songe de Poliphile publié en 1546 qui a fortement influencé l’esthétique de la Renaissance, l’art des jardins et des fêtes de cour, et des auteurs comme Rabelais, La Fontaine et Gérard de Nerval) qui enlève le voile sur la réalité pour percevoir la lumière au loin comme un phare. Le songeur n’est pas endormi mais aiguise sa capacité à apprendre en échappant aux apparences du monde matériel et éphémère pour aller en voyage (cf. échelle de Jacob).
Cette vision directe des êtres et des choses s’appelle l’intuition et s’exerce par la géométrie sacrée. Elle atteint l’Esprit et ouvre une voie d’évolution de la conscience, hors du temps, au cœur de l’abstrait (au-delà du trait). Dès lors s’établit une connexion entre l’invisible et le visible, et surtout avec la conscience universelle. C’est bien ce qui est proposé, dès le début, au néophyte avec la phrase : « Qu’il voit et qu’il médite » ; la scène qui lui est proposée, incompréhensible mentalement dans son essence, est gravée et prendra tout son sens plus tard, quand l’être accédera à la vision. Celle-ci donnera une ouverture sans limite si elle se pratique avec les frères et dans le respect de la Règle qui évite de s’y perdre. Cette ouverture est bien symbolisée par la porte, séparation et protection du secret mais aussi moyen de passage si l’on sait la nommer. La chaîne d’union autour du Tableau de Loge permet ce passage par une communion dans le secret et de voir, d’une manière furtive, incomplète, indescriptible, l’Être qui apparaît dans le berceau de la loge ; cette vision intuitive, imagination perceptive, met en contact avec les Initiés Passés à l’Orient Éternel comme avec ceux qui nous succéderont dans le temps ; la conscience universelle est présente.
Il s’agit simplement de ne pas oublier que le moyen de mériter ce moment est le rituel qui, malheureusement, ne fonctionne pas avec tout le monde, et demande de toute façon une longue pratique tout en évitant une hypersensibilité qui peut noyer les frères. La clef du juste milieu est sans doute l’intention et l’imprégnation du rituel qui guide l’imagination et laisse l’abstraction devenir transparente. Le cadre individuel, limitatif, enfermé dans une bulle de perception naturellement fermée s’efface devant le cadre communautaire, dans une recherche ensemble afin que chacun trouve sa place dans l’univers (« Prenez place, mes Frères ») et entre réellement en relation avec le monde. C’est à cela que sert le travail vécu au sein d’une communauté initiatique selon le langage symbolique et un mythe traduit par un rite, conformément à une Règle, source d’inspiration permanente. La véritable intuition est communautaire.
Mais alors, que résulte-t-il de cette imagination perceptive ? Une juste inspiration venant de l’intuition rend fécond les êtres.
Celui qui est né sous le signe des poissons est un medium, capable de vivre simultanément dans deux mondes, puisant son inspiration dans un monde sensible pour le formuler dans le monde formel. Il ne communique pas avec les morts mais avec les ancêtres. Pour nous, il ne s’agit pas de s’occuper d’une éventuelle métempsychose, de survie de l’âme comme les Grecs l’ont dit, mais de l’Orient Éternel. En loge, le medium est à la fois le Vénérable Maître et le Passé-Maître, le Passeur au double visage qui, tel Janus, est dans l’Orient du Temple, dans l’espace de création. C’est d’ailleurs peut-être pour cela que nous sommes une loge de Saint-Jean, une loge de Janus. En pêchant dans l’Océan primordial, nous nous relions avec les Initiés Passés à l’Orient Éternel, ce qui nous permet d’être féconds dans l’univers, dans le temple dans son ensemble comme dans chacune de ses parties, de ses chambres.
La fécondité, dans le sens de reproduction, est celle de la Veuve qui donne la vie. Chez l’homme, c’est la capacité de produire, en abondance, en achevant ce qu’a commencé la nature, notamment à l’exemple de l’Eau qui rend les germes féconds et de la Terre qui est prolifique si elle est humifère. Le rituel et la démarche communautaire sont indispensables pour cette fertilité. Le loge est une matrice, « logos » signifiant entre autre « principe » et donc contenant du tout. La loge est faite de chambres, sans oublier celle de l’Or pour la table du banquet ni la chambre nuptial avec le mariage du Soleil et de la Lune dans le temple couvert. Toutes les parties du temple sont des chambres, des lieux ubéreux permettant la formulation des Nombres, des lieux de mise en ordre selon la Règle qui donne la capacité d’engendrer. Car la vision étant obtenue, il y a capacité de création ; voir c’est créer disaient les anciens Égyptiens. Dès lors le plan d’œuvre, inspiré par le Grand Architecte, peut s’accomplir par la voie longue du travail des frères et la voie brève des tenues.
La fécondité est manifeste dans les tenues où des perceptions cachées au plus profond des frères viennent au jour par la circulation de la parole. Le Verbe s’anime et fait croître les virtualités. Ce phénomène d’inspiration nourrit les êtres, apporte la vie, aussi indispensable que l’air que nous respirons. Le secret de la vie initiatique est une nourriture fertile qui révèle l’invisible. La communauté initiatique est bien inspiratrice et créatrice si elle formule en permanence tout en s’adaptant aux contraintes du moment et du lieu.
L’accolade fraternelle est le symbole de la fécondité : « L’homme accompli devient fécond par un baiser et c’est par un baiser qu’il fait naître. C’est pourquoi nous nous embrassons les uns les autres, et nous nous donnons naissance mutuellement par l’amour qui est en nous » (Evangile de Thomas, 31). Elle est un échange de souffle, d’inspiration et donc d’expiration, début et fin de toute vie manifestée. Dans la crypte meurt le vieil homme par un expir et la Veuve féconde le néophyte qui repart sur une inspiration qui lui permettra d’échanger avec ses futurs frères. La condition de l’inspiration est le silence proposé à l’Apprenti, à faire en soi pour écouter l’univers et la grande voix des choses ; il cherche le secret caché dans les symboles et se relie au concept qui est inclus dans chacun. Puis vient l’accès à la formulation du Compagnon par l’abstrait et enfin la transmission à la maîtrise. D’ailleurs R.A. Schwaller de Lubicz disait que « le Nord est l’orientation de l’inspiration, le Sud est l’orientation de la réalisation ». Peut-être cela nous aide-t-il à comprendre l’importance des grades d’Apprenti et de Compagnon ? La hiérarchie initiatique mène vers la Connaissance. S’inspirer de l’humain oriente vers le bas ; le faire à partir du divin oriente vers le haut. Le secret s’adapte aux différents niveaux de conscience pour que l’énergie principielle se propage dans la Communauté initiatique.
Alors, l’imagination perceptive ne serait-elle pas une définition de l’intuition pour percevoir et pénétrer le Mystère ? Celui-ci nous entoure mais peu savent qu’il est là. Il est maintenant clair que c’est l’homme universel et, à travers lui, la Communauté initiatique, qui a une véritable capacité d’imagination perceptive, les frères ne l’ayant que partiellement. Les voyages dans l’invisible lors des tenues nous mènent au-delà des apparences par le vécu en communion de la langue sacrée.