II.2.a Nommer les choses, c est les creer. La magie des mots maitrise les etres et les choses
Situons cette partie II.2 du plan de travail : nommer, c’est créer ; avec la magie, on maîtrise la création ; cela permet alors de voir le Nombre d’une chose et d’accéder au langage initiatique, à la parole. Nous allons donc ici nous demander ce qu’est nommer, comment le faire et voir qu’il en résulte la maîtrise des êtres et des choses.
Certains disent que l’on meurt deux fois, à la perte du souffle et quand le nom est prononcé pour le dernière fois. En fait, nommer a plusieurs sens : donner un nom, mentionner en citant le nom, faire connaître en révélant le nom, désigner à une charge ou une fonction, instituer en qualité de, déclarer. Pour Roger Caillois (« L’homme et le sacré ») : « Nommer est toujours appeler ; c’est déjà ordonner ». Le point commun de ces différents sens est l’idée de mettre en lumière, sur laquelle nous reviendrons. L’étymologie nous renvoie à « nominare » mais on ne peut s’empêcher de penser à gnomon qui vient de la racine « gno », connaissance. Le gnomon était un bâton donnant une ombre qui permettait de tracer l’orientation d’un temple en fonction du moment de l’année, véritable lien symbolique entre le Ciel et la Terre ; gnomon signifie indicateur, instrument de connaissance. En accédant au langage et donc à la capacité de mettre un nom sur les êtres et les choses, les êtres humains ont pu appréhender le monde dans une perception commune et communiquer entre eux, mais également accéder à l’invisible et ses mystères. On ne peut donc nommer une chose que si on la connaît, et réciproquement. Confucius précise : « Un prince sage donne aux choses les noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne ». C’est encore ce que Chrétien de Troyes (Perceval le Gallois, chapitre 1) affirmait : « Soit en chemin, soit à l’hôtel, ne faites compagnie un peu longue à personne sans demander le nom de votre compagnon, car par le nom on connaît l’homme ». C’était aussi ce qui se disait en Mésopotamie (J. Bottero. La plus vieille religion) : « Le nom d’une chose n’était, ni plus ni moins, que cette propre chose ». Le nom est l’expression de l’essence, de la nature profonde d’une chose (« nâma » en sanskrit est le côté essentiel), sa réalité fondamentale, son Nombre. Cette essence est vibratoire ; elle est une énergie. La vie est énergie. Nommer, c’est invoquer avec la conscience qui est aussi énergie, flux continu d’une vibration lumineuse et cela produit une vibration en accord avec la nature profonde de l’être ou de la chose. Voir une chose ou un être, c’est voir son énergie vitale. En fait, en nommant les choses avec exactitude, nous ne nous contentons pas de faire naître les choses dans la tête de celui qui écoute, y compris nous-mêmes ; nous recommençons l’acte initial de création de cette chose et elle vient à notre conscience dans sa nature profonde.
A partir de là, le fait d’énoncer le Verbe dans un nom transmet la vie ce qui est une participation à la création. Cette maîtrise de la parole nécessite de connaître et de mettre en pratique les lois vitales. Tout cela se retrouve dans le livre de la Genèse où Dieu donne à l’homme domination sur les animaux en lui délégant le pouvoir de leur donner un nom. Dans ce sens, c’est les reconnaître, définir ce qu’ils sont et en quoi ils ne sont pas semblables à lui ; les ayant ainsi déterminés, il peut les maîtriser. C’est accepter de reconnaître le divin dans toute manifestation.
Mais, plus largement, si connaître le nom d’une chose, c’est en connaître la réalité, la synthétiser en quelque sorte, lui donner un nom c’est passer du virtuel au réel, la créer. Comme dit Maurice Chapelan : « Le néant se nie s’il se nomme » (dans son livre « Main courante »). Le nom sert à appeler à l’existence, donner corps. Car, en fait, tout est présent à l’état virtuel dans le chaos primordial, l’océan de l’incréé, et le fait de nommer fait sortir l’énergie de ce chaos pour l’amener à l’état de lumière, celle qui luit dans les ténèbres et que les ténèbres n’ont pu arrêter. Nommer fait naître, donne vie, et avant tout celle de l’esprit.
Mais alors, comment nommer ? Et tout d’abord, qui nomme ?
Dans la Bible, c’est Dieu qui nomme à la voix : « Que la Lumière soit et la Lumière fut... ». Cela ne nous concerne que dans la mesure où nous nous situons sur le plan de la conscience. L’univers est-il autre chose que conscience ? Jung l’affirme : « Sans la conscience, le monde pratiquement n’existe pas. Le monde n’existe comme monde que dans la mesure où il se trouve consciemment réfléchi et nommé par une psyché. La conscience est une condition de l’être ». Il faut noter que pour certains la psyché est l’ego ; en fait cela vient du grec « psukhê », âme, souffle, donc tout ce qui se rapporte à l’être et qui n’est pas biologique (le corps).
Tout part d’un Principe créateur qui se dédouble successivement ; ces émanations restent principielles. Il se répand en Verbe et Lumière. « Dans le Principe est le Verbe... le Verbe est la Vie et la Vie est la lumière des hommes » (Prologue de Jean). Le Verbe devient parole et langage symbolique qui fait le lien entre Ciel et Terre et met en mouvement le monde des concepts pour les révéler à la lumière du Temple, donnant ainsi accès à la Connaissance. « Bereshit » peut certes se traduire par « Au commencement » à la place de « dans le Principe », mais il signifie aussi « au plus haut », « dans la tête » ; et la tête est porteuse du nez, des yeux, de la bouche, qui, en ancienne Égypte, s’ouvraient par un rituel particulier donnant ainsi les perceptions et la conscience.
Dès lors, il est possible à l’homme de nommer, d’user de la parole. Néanmoins, si la magie des mots peut créer, elle peut aussi détruire. L’individu isolé peut se retrouver dans une situation critique s’il joue à l’apprenti magicien, un peu comme Mickey dans Fantasia. Seule une communauté initiatique doit œuvrer dans ce sens. Nommer en étant isolé est trahir. Seul, quelque doué que l’on soit, on ne trouve que des noms de substitution (d’où sans doute la parole substituée de la franc-maçonnerie). En effet, telle Isis, seule la Veuve connaît les secrets des noms véritables qu’elle reçoit quand elle prête l’oreille à la Lumière. Et la Veuve s’incarne, notamment, dans la Communauté initiatique. Nommer de manière communautaire permet de reconnaître en justesse l’être divin, d’énoncer les paroles de lumière léguées par nos prédécesseurs au travers de la tradition des bâtisseurs et de les actualiser. Comme disaient les anciens égyptiens, il faut être « juste de voix » (« maakrou »), maîtriser la parole en utilisant les mots justes pour qu’elle soit créatrice, art bien difficile pour ne pas confondre une chose avec une autre. Conscience et clairvoyance sont nécessaires pour comprendre les choix de mots et les harmoniser avec la quête. C’est tout le rôle du Second Surveillant qui est placé au Midi dans le Temple « pour mettre les frères à l’œuvre et leur permettre de nommer les êtres et les choses en pleine lumière » ; nos rituels précisent que cela revient à « susciter la création de l’espace sacré » et « rendre perceptible l’esprit qui anime le Verbe » pour « donner vie aux symboles » afin que « les idées non formulées des frères s’orientent vers la lumière et s’expriment en vérité ».
Mais alors que devons-nous nommer ? Peut-on réellement nommer le divin ? Dans la religion hébraïque, le nom de Dieu représenté par le Tétragramme ne peut être prononcé. Le véritable nom divin du Un est hors de notre portée ; il nous faut passer par son Verbe et sa Lumière. Il est le « sans nom ». Tous les noms que l’on peut lui donner ne sont pas véritables ; Principe, Grand Architecte, Dieu, Veuve... ne sont pas des noms mais des attributs qui permettent d’approcher le Un, de le rendre perceptible à la connaissance humaine. On ne peut pas prononcer sa totalité. Même le mot « sacré » (consacré au divin, digne d’un respect absolu) n’est pas un nom mais une caractéristique.
Beaucoup de religions dites polythéistes ne le sont pas. Partant du principe que le Un est inaccessible et innommable, elles mettent en action par un mythe des divinités qui sont en fait des fonctions du Un. En Égypte, Mout n’est pas Isis qui n’est pas Nephtys... Il faut alors respecter la formulation du mythe et éviter tout syncrétisme en mélangeant des mythes ou des divinités. Toute simplification mène au dogme. C’est sans doute le problème du christianisme.
Par contre, l’œuvre doit être nommée, qu’elle soit matérielle ou non. A une époque, elle était, comme les hommes, baptisée en lui attribuant un nom une fois menée à terme. De même, à chaque tenue, nous créons, par le rituel, un monde. La Communauté initiatique nomme la porte du Tableau de Loge qui donne sur l’invisible. Si on réussit à la franchir, on dispose de toutes les lettres sacrées et l’on peut nommer les êtres et les choses en pleine lumière dans tous les orients. La langue symbolique rend vivante l’œuvre du Grand Architecte. Nous sortons un monde de l’incréé et le faisons venir à l’existence ; nous pratiquons, dans le carré de la genèse (celui du Temple), la genèse des mondes ; et il n’y en a jamais eu de semblable auparavant. Les symboles sont mis en place et nommés ; leur sens et leur esprit nous éveille, donnant vie à l’égrégore et nous permettant d’œuvrer en harmonie à la gloire du Grand Architecte de l’Univers.
Dès lors, la magie des mots fonctionne et permet de nommer chaque porte rencontrée pour la franchir ; les portes du sacré et du Mystère s’ouvrent. La Communauté initiatique nomme ainsi un élément du plan d’œuvre par la formulation du rapport, par la formulation qui boucle la chaîne d’union puis par la planche tracée qui devient pierre de lumière, toutes ces formulations nourrissant et transmettant. Quant au frère, il tente de nommer les portes pouvant le mener jusqu’à la maîtrise par les grades. A l’inverse, « mal nommer revient à ajouter au malheur du monde et ne pas nommer les choses, c’est nier notre humanité » (Camus).
Tout cela ne peut s’accomplir que par le rituel et la Règle qui guident magiquement les frères pour œuvrer sur le travail qui les attend. Mais il y faut aussi l’intuition. C’est elle qui a dû faire apparaître les premiers symboles, par le cœur-conscience qui établit un lien direct avec le divin, une démarche initiatique communautaire augmentant cette capacité. Le roman Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes l’illustre bien. Dans près de la moitié du roman, le nom du héros n’est jamais cité ; il ignore son nom. A une pucelle qu’il rencontre le lendemain de la nuit au château du roi Pêcheur, et qui lui demande son nom : « Et lui, qui ne savait son nom, le devine et répond qu’il s’appelait Perceval le Gallois. Il ne sait s’il dit vrai ou non, mais il disait vrai, bien qu’il n’en sût rien ». C’est bien par l’intuition des causes que l’on peut nommer (connaître une chose en fait deviner la cause et donc le nom).
En effet, le cœur entend le Verbe ce qui lui permet de comprendre l’essence des êtres et des choses. « Le message initiatique doit être connu dans le cœur » (rituel en Chambre du Symbole). Cette connaissance par le cœur devient créatrice sans nécessairement disposer du savoir car elle vient de la vision de la lumière. Comme le disait l’Égypte antique, voir, c’est créer ; connaître le potentiel d’une chose fait percevoir sa destination quand elle vient à l’existence, la place qu’elle va occuper dans l’univers. Il n’y a pas de création sans ce rapport à la vie. Mais cette vision doit être complète, par les deux yeux que sont le Soleil et la Lune, par cette dualité créatrice. C’est l’œil complet, à la fois de ce monde et de l’autre. Pharaon était nommé le grand voyant ; par analogie, le Vénérable Maître doit être en capacité de voyance pour créer le plan d’œuvre communautaire qui n’est pas qu’un simple plan de travail. Inspiré par les Initiés passés à l’Orient éternel et aidé par la Chambre du Milieu, il peut créer du rituel afin de faciliter le passage de puissances vitales entre le Ciel et la Terre.
Alors seulement, il en résulte pour la Communauté initiatique une magie créatrice qui maîtrise les êtres et les choses et qui demande une grande prudence de par sa puissance et ses conséquences. Par la Chambre du Milieu, elle contrôle l’énergie des mots et du rituel en vivant la Règle qui lui donne accès à la connaissance sensible du monde : « Les Maîtres savent que celui qui parle au sein de la Communauté doit lui donner l’énergie de la Connaissance. L’usage du Verbe est plus difficile que tout autre travail. Qu’ils ne confondent pas une chose avec une autre » (rituel de table). Et c’est le Passé-Maître qui lit le Prologue de Jean pour transmettre le Verbe.
Le rituel est bien magique et détermine des actes comme la création d’un frère ou le fait de nommer des portes. Il consiste en échange de phrases d’un office à l’autre dans un mouvement que ne peut avoir un texte continu lu par un individu. Il « contraint » le divin à être présent et lie les frères. Il noue des mots, des objets rituels, des êtres et diffuse l’énergie de la Vie, éclairant les existences d’une lumière sans cesse renouvelée.
En effet, la parole est une vibration sonore, sans forme mais capable de produire une forme. En hiéroglyphes égyptiens, le nom se disait « rn », la bouche et l’énergie ; en formulant, on anime une énergie qui se fixe dans une forme vivante. Plus même, donner un nom à un enfant et l’éduquer n’est pas innocent ; élever se disait « rnn » c’est à dire littéralement stabiliser le nom du jeune, l’établir solidement. « Un homme vit lorsque son nom est prononcé » disait la sagesse égyptienne.
Nous disions plus haut qu’une tenue rituelle crée un monde. Parfois, elle crée un Frère. Par le rituel d’Initiation, le néophyte devient novice puis est créé, constitué et reçu Frère, son nouveau nom ; changeant d’état, il n’aura plus d’autre qualité. Il n’y a pas de frère plus frère qu’un autre. Serait-ce que la loge ne comprend pas la spécificité de chacun ? Il s’agit de lui donner conscience de sa place dans la création. Le novice était une puissance en devenir, un germe qui sort de la crypte. L’Égypte ancienne parlait d’une plante qui sort du Ciel, du lieu de l’origine, du marais primordial. Frère, il prend forme, entre en fonction et devient donc actif. Ce n’est que devenu apprenti qu’il prendra une place précise dans la création. En donnant sa vie, il reçoit la Vie en esprit qui lui donne la capacité de se nourrir du Verbe et de la Lumière qu’il pourra formuler et transmettre. Les Compagnons du Tour de France donnent un nom particulier à chaque membre et une marque, expression géométrique de ce qu’ils sont, déterminant leur possibilité d’épanouissement. Dans la démarche initiatique, on ne cherche pas l’épanouissement du frère ; ce n’est pas l’objectif, mais, curieusement, si la Règle est bien suivie, cet épanouissement est réel mais en tant que résultante, sans avoir été cherché.
Les hiéroglyphes précisent bien l’importance de ce nom de frère : « sn ». Ce mot à sens multiple peut s’écrire avec le s sous la forme du verrou ou de la serviette, et le n par le signe de l’énergie. L’énergie du frère doit permettre d’utiliser le verrou qui ouvre les portes, et à servir. Les autres sens de « sn » sont : ils, elles, eux... (ce pluriel renvoie bien à la notion de communauté et non d’individus isolés), ouvrir, entrée, seuil, révéler, dévoiler, deux (en fait « snw » qui a aussi le sens de récipient et d’offrande).
Cependant, le frère passe par des étapes, des portes multiples. Notamment, l’Apprenti apprend à entendre puis à lire et à écrire le langage des symboles donc à décrypter le nom des choses. Le Compagnon s’essaye à voir et à utiliser la magie et traduit géométriquement les noms et Nombres. Le Maître entre dans la Chambre du Milieu pour formuler les concepts en s’appuyant sur la tradition.
Là commence la maîtrise, notamment celle des êtres et des choses. Il ne s’agit pas d’asservir mais de permettre aux êtres d’être profondément eux-mêmes, et une Communauté initiatique, par la Règle, a moins de chance de se tromper qu’un individu. Tout l’art de la magie se fonde sur l’ouverture des sens immatériels et donc des niveaux de perception, sur la Connaissance qui permet de percevoir les potentiels puis d’éveiller la puissance celée en chaque chose, la libérer, la rendre accessible, voire même corporiser la création en esprit en faisant exister ce qui n’était que virtuel. « Les mots sont formidablement puissants et importants, et ils sont la propriété magique de celui qui les possède » (Castaneda. La force du silence). Chaque chose est ainsi traitée en fonction du nom qui lui est donné. Cela relève bien de la Chambre du Milieu qui se doit de maîtriser par la connaissance des noms et des Nombres les énergies qui circulent, de les nouer et d’utiliser les forces de création, de prononcer des paroles de vie et de connaître ce qui en advient. C’est être capable de faire parler la pierre comme le faisaient si bien les constructeurs du moyen-âge avec les chapiteaux comme les tympans des églises, leur donnant magiquement vie. Là est la maîtrise, liée à la formulation.
Nous disions plus haut qu’on ne pouvait nommer le divin. Une des raisons est que l’on aurait maîtrise sur lui si l’on disposait des vrais noms, ce qui n’est pas imaginable. De nombreux mythes l’évoquent. Il faut ici rappeler celui d’Isis et Rê : « Je suis celui que l’on appelle Atoum... Mon père et ma mère m’ont dit mon nom, et je l’ai caché en mon corps hors de portée de mes enfants, de peur qu’un pouvoir soit donné à un magicien contre moi... ». Isis pétrit un serpent sacré qui mordit cruellement Rê puis dit : « Dis-moi ton nom, mon divin père ! Car un homme revit lorsqu’il est appelé par son nom ». Ayant obtenu le vrai nom et ayant guéri Rê, elle fut « la grande magicienne, la maîtresse des dieux, qui connaît Rê par son nom ».
« Nombrar es crear, e imaginar, nacer » (« nommer, c’est créer, imaginer c’est naître ». Octavio Paz, dans Libertad bajo palabra, II, Aguila o sol). Nous devons tenter de naître en permanence à la vie spirituelle en recherchant la Connaissance qui s’ouvre par les noms et les Nombres et donne accès au concept. Puissions-nous nommer en justesse les portes de la voie initiatique afin de créer en permanence notre Communauté initiatique et de maîtriser ainsi la transmission de la vie à laquelle nous participons.