Maintenant que nous connaissons la nature de la Magie et que nous sommes à même de la pratiquer en Loge, il nous reste à maîtriser son fonctionnement d’une manière pratique. Nous allons ici aborder la manière de tracer le Temple. Nous envisagerons la nécessité de ce tracé, puis la manière de l’exécuter pour voir enfin son utilité.
Demandons-nous d’abord, pourquoi il est nécessaire de tracer le Temple.
Et commençons par sa nature. En Égypte ancienne, à l’origine, le Temple pouvait se limiter à une tente au milieu de laquelle était dressé un arbre mort. Cet arbre était la formulation d’Osiris, mort sur terre mais vivant au-delà de la mort, à la fois végétal et fixé pour l’éternité dans une forme définitive. La tente était le lieu sacré et couvert où se déroulait l’acte magique de la résurrection. Puis tous les temples ont été des démembrements d’Osiris et leur fonction était d’incarner le Ciel dans toutes ses parties, ici-bas et maintenant. Ainsi, nous pouvons dire qu’il y a identification entre l’espace délimité par le Temple et le Ciel. Le lien se matérialise par les colonnes supportant la voûte étoilée et exprimant la verticalité, donc l’axe reliant la terre au Ciel.
Si l’homme est à l’image de l’Homme universel, le Temple est également à cette image et donc à celle de l’univers, une manifestation du créateur. L’univers est le tout : « Il existe un corps enveloppant tout ; il faut te le figurer sous forme sphérique, car telle est la forme de l’univers » (Hermès Trismégiste. Livre IV, fragment VI). C’est le Ciel, sphère de rayon infini ; c’est l’invisible qui enveloppe le visible. Le Temple est la maison divine et celui qui est en quête de sagesse peut y trouver des réponses fondamentales. Dans la plupart des traditions, c’était le lieu de prédilection des secrets divins, une porte vers le Ciel permettant aux hommes de travailler en harmonie avec le Principe de création. Quand les portes s’ouvrent, cette harmonie peut se répandre dans le monde et diffuser le Verbe dans le monde manifesté. Autrement dit, si le Temple est matérialisé par une Communauté initiatique et vit du travail des frères, il est une forme d’absolu, décorrélé de l’humain, incréé dans son principe. On le trace pour le vivre dans son essence et révéler l’harmonie du haut et du bas ; les deux formes d’éternité qui y règnent (celle des cycles et celle de l’instant) ne sont accessibles que par l’entrée dans les fonctions de création (les offices) qui animent la Lumière qui circule dans le Temple, et par la mise à l’ordre, les sceaux de fonction indiquant l’ordre. Rappelons que le Temple est le lieu clos, sacré et couvert où naît la Lumière, tout comme l’univers où la Lumière naît et se propage. En quelque sorte, après avoir déposé les métaux, nous devenons des statues pour pratiquer les rituels et faire vivre le Verbe, répandre la vie. Alors seulement, il est possible de voyager dans l’invisible et de remonter au monde des causes.
Une image implique un miroir. Celui qui entre dans le Temple passe au travers du miroir et se trouve en harmonie avec le Ciel. C’est tout le sens, lors du rituel d’initiation, du miroir qui reflète d’abord le visage puis, changeant d’inclinaison, montre non plus une image terrestre mais céleste. Il a pour fonction de faire contempler le Ciel et de le rendre présent de toute éternité. Les vases d’airain remplis d’eau, élaborés par Maître Hiram dans le Temple de Salomon, avaient cette fonction.
Schwaller de Lubicz (Le Temple dans l’Homme) définit l’univers comme un être vivant, l’Homme universel qui est en gestation permanente. Puisque le Temple est l’incarnation du Ciel sur terre, ses mesures sont en rapport avec le Ciel. S’il naît en un lieu et en un temps donné, cela lui donne une puissance qui est céleste et qui peut mener à la Connaissance.
On peut ainsi considérer que selon la Sagesse, le Temple est le lieu dans lequel le Verbe créateur s’exprime, qu’il est une matrice de création organisé par les neuf fonctions de création pouvant aussi bien créer un Frère pour le mener sur le chemin de la Connaissance, qu’un monde à chaque tenue ou une œuvre ; selon la Force, c’est le lieu d’expression et de circulation des énergies vitales, d’action des forces de création hors du temps ; selon l’Harmonie, c’est le lieu de la formulation de cette création par le travail effectué en son sein grâce à ces énergies dans ce lieu qui agit à la fois comme condensateur et comme creuset alchimique. Pour que les frères ne soient pas soumis à l’usure du temps, le Temple est recréé, remis en harmonie à chaque saint Jean d’Hiver afin d’être toujours un flux d’énergie qui répand la vie et la conscience, et être un lieu où l’homme peut avoir accès à cela grâce à la magie du Verbe.
Percevant mieux ce qu’est le Temple, il nous faut voir maintenant ce qu’est un tracé. Depuis la nuit des temps, il s’agit d’un acte sacré qui crée un espace, qui met en relation des mondes entre eux et donne vie à la pensée. Cela éveille des énergies, formule les mystères de l’invisible ce qui en fait un art sacré dans le cadre d’une tradition, au service du Verbe créateur. Il y a mise en résonance de ce qui est montré avec une part de l’univers invisible. Ce peut même créer un « être vivant » ; en effet, les anciens Égyptiens prenaient bien soin de représenter des lions ou d’autres animaux dangereux de manière partielle afin de les empêcher de nuire. Un tracé doit toujours être abordé avec respect et amour pour ne pas l’éveiller de façon désordonnée. Notre monde moderne n’a pas vraiment conscience de cela dans ce qu’il produit à outrance dans l’art figuratif ou abstrait, les tatouages aux représentations souvent mortifères, dans les images publicitaires, voire dans des dessins animés... Il ne s’agit alors que de laisser une trace de manière égocentrique pour se distinguer, pour plaire, pour choquer ou pour mieux vendre, mais jamais dans une relation avec le sacré.
Le Temple est ce Ciel qu’a vu l’Apprenti ; il le voit comme un cosmos avec la voûte étoilée. Mais au-delà de ce grade, on ne peut plus se contenter de voir : il faut tracer, ce qui déclenche la magie. Il n’y a pas de meilleure formulation de l’univers que la géométrie sacrée. Le tracé du Temple définit un espace d’expression de la magie vitale selon l’Art du Trait, dans lequel la Communauté initiatique peut faire vivre les rituels et ainsi faire vivre l’acte créatif selon la volonté du créateur. Par le Trait la forme créée exprime l’essence et la nature du temple.
Dès lors, nous pouvons aborder la manière de tracer le Temple. Précisons qu’un Temple est d’abord tracé, édifié puis consacré, mais que cela doit être renouvelé à chaque tenue principielle ; la création doit être permanente et sans cesse renouvelée.
Et d’abord, qui trace ? Ne nous illusionnons pas ! S’il y a une main qui opère avec un instrument, c’est le Grand Architecte de l’Univers qui agit en délégant depuis le Ciel, selon la volonté du Principe de création. Le rituel de consécration du Temple concrétise en un lieu particulier la « place de vérité » (pour reprendre une expression égyptienne), un lieu où le divin pourra venir ; il y est bien dit : « En pénétrant dans ce lieu qui deviendra Temple, tournons notre regard vers le Ciel. Que le Grand Architecte de l’Univers donne lumière à l’incréé et au créé, qu’il nous permette de discerner le plan dans la Ténèbre ». La consécration dédie le Temple au créateur.
Pour tracer le Temple à l’image du Ciel et y attirer le Principe de création, pour le rendre vivant et faire de la terre une terre céleste, des conditions s’imposent.
Tout d’abord, respecter une Règle d’assemblage afin que la construction se réalise en conformité avec des pensées créatrices, porteuses d’actions fortes. Seule une Règle de vie permet d’œuvrer en harmonie avec le Ciel. « Le terrain a été tracé selon la Règle ».
De plus, la ritualisation du travail par la Parole, formulation du Verbe créateur, est le moyen de s’extraire du monde profane pour que la pensée et l’action soient porteuses de sagesse. Ainsi, chaque élément du mythe de création apparaît dans une réalité perceptible par la conscience ; nommer ce qui est invisible le fait apparaître. Notre rite est solaire ce qui est explicite dès l’ouverture des travaux en tenue principielle (notamment « Qu’une Lumière, venant de l’Orient, illumine ce lieu et éclaire les Frères sur le travail qui les attend ») et le sens de circulation des frères est dextrogyre donc solaire. Tout part donc de l’orientation de l’édifice en fonction de la naissance du soleil, de la lumière, donc de l’Orient (« Comment doit commencer la création du Temple ? Par l’Orient »). De ce point, ce centre, un gnomon se place qui donnera une orientation solaire. Chacun des rituels que contient le rite est ainsi en lien avec le Ciel des causes et la matrice qu’est le Temple peut faire circuler les forces de création. Il s’en dégage une énergie qui nourrit les frères pour faire vivre le Temple en percevant le mouvement du Ciel. Le rituel fait descendre le Ciel sur terre qui devient Ciel ; cette union par le Temple fait que chacun des participants, en incarnant ses fonctions, devient un pivot permettant l’immanence et la transcendance de la conscience, seul moyen de faire vivre en pleine lumière la pensée du Grand Architecte de l’Univers.
Dernière condition, agir avec discernement pour rendre les mains « intelligentes », en capacité de prolonger les intentions de la Communauté initiatique pour corporiser les paroles rituelles ; et cela implique un ordre, un chemin (« Comment créer l’espace sacré ? En tendant le cordeau, en déployant le plan et en traçant le chemin »). Ce cordeau deviendra la corde à treize nœuds qui couronnera l’édifice et liant le haut et le bas. Sans cette dernière, rien n’est possible et il n’y a pas de magie. Elle est bien un rappel de la ceinture zodiacale par ses douze espaces. Cela commence donc toujours par la corde, clef du lien de l’Amour, clef de la cohérence de l’univers, et permet ensuite de lier tous les symboles, toutes les parties du Temple, toutes les parties de l’univers. Alors seulement, il est possible de voyager en toute sécurité. Notons que le tracé se fait sur le sol (cf. la crypte de Bourges où l’on voit encore un magnifique tracé) ; on projette le ciel sur le bas ; quel meilleur moyen d’unir la terre au Ciel ! De plus, il y faut la présence de toute la Communauté initiatique et ce miracle s’accomplit à chaque tenue par l’entrée des frères. Juste après l’entrée des Apprentis qui viennent en dernier, toute la Communauté étant donc présente, il est dit : « Le plan du Temple est tracé » ; le Trois est présent, le Trois dirige la Loge et le Vénérable Maître voit l’ensemble de l’œuvre. Mais le plan ne suffit pas ; il faut l’épure et l’élévation, concrétiser. C’est l’ensemble du rituel d’ouverture des travaux qui rend opérationnel le Temple.
Le tracé est ordonné, construit selon la Règle. Les concepts perçus et vécus indiquent avec force le chemin à parcourir selon ce que « proclame le devoir ». Le chemin qui se déroule, qui peut même se raconter, est un moment de concentration et de voyage selon un plan défini mais pas définitif, la reformulation devant être permanente. La mise en œuvre de ce plan met en mouvement tous les symboles
Mais concrètement, que trace-t-on ?
Certes des symboles, des lettres ; c’est nécessaire pour s’entraîner mais ne permet pas de laisser une trace dans l’invisible et ici-bas. Il faut des œuvres concrètes sinon le Temple n’existe plus et aucune spiritualité n’est possible. Quel Temple se construit dans le monde aujourd’hui et que vaut ce que nous faisons ? Il nous faut des plans qui s’appuient sur des Nombres qui ont un pouvoir de construction tant sur le plan de l’incarnation que sur le plan de la conscience. Ils définissent un espace à l’image de l’univers, sans limite et pourtant à portée de main. Ils s’appuient sur la mesure, donnée par le Maître d’œuvre, puis par des axes, variables suivant les lieux en fonction des solstices et des équinoxes (toujours la liaison avec le Ciel). Ces axes déterminent les dimensions du Temple et permettent de se situer ; ils sont eux-même orientés, c’est à dire à envisager dans deux sens. L’axe vertical Zénith-Nadir détermine la hauteur du Temple ; il relie le monde souterrain au monde céleste, le monde créé et le monde des origines ; c’est l’axe de la résurrection, de l’homme debout entre terre et Ciel ; c’est le fil à plomb qu’il faut parcourir dans les deux sens, immanence et transcendance. L’axe Septentrion-Midi détermine la largeur du Temple et permet la circulation de la Lumière et du Verbe, donc des énergies, et de s’orienter dans le visible comme dans l’invisible, de passer de la lumière solaire (au Septentrion ; le soleil spirituel est à l’inverse du soleil visible) à la lumière lunaire au Midi ; cet axe se parcourt dans les deux sens, dans la circumambulation rituelle comme pour l’Apprenti qui tente de passer du Septentrion au Midi puis... L’axe Orient-Occident détermine la longueur du Temple, le mouvement du Soleil, de la Lumière ; le sens Orient-Occident fait vivre la création ; il est celui du soleil diurne, lié à l’entropie, à l’usure vers une mort en pleine sérénité source de renaissance ; le sens inverse est celui du soleil nocturne, de la régénération, du retour à la source, vers l’origine. En effet l’Orient est le lieu où commence la création (« Parce que l’œuvre commence toujours par le haut, par le cœur et par le Saint des saints »). L’espace de manifestation où se situent les frères, au-delà de l’Orient avec le Vénérable Maître (et le Passé-Maître), est tracé selon un carré long argenté (2x1) à partir du point central où pointe le fil à plomb, absolu, et où se place le Tableau de Loge ; de ce point s’articulent les axes.
Et là, il ne faut pas confondre. Le tracé du Tableau de Loge n’est pas celui du Temple. Mais une part du tracé du Temple est accomplie par celui du Tableau de Loge : c’est la création par excellence qui se dévoile sous nos yeux. Le Tableau de Loge n’est pas le dessin du Temple puisqu’il n’a pas de fenêtre, sa porte est celle du Ciel et non celle qui ouvre sur le Temple (et d’ailleurs, ce serait laquelle des quatre ?), où sont les trois Piliers ?... Cependant, sans Tableau de Loge, il manquerait la raison de l’existence du Temple. L’effacement du Tableau est une digestion, une assimilation du Temple qui semble disparaître mais reste dans la conscience des frères car le Temple est imprégné et transmet. A chaque tenue principielle, l’espace consacré est recréé et le Tableau, en réapparaissant cycliquement, lie les tenues et rend opérationnel le Temple. Le carré long argenté du Tableau rend lumineux le Temple car son tracé est une Lumière qui descend du Ciel ; il contient les lettres de notre langue sacrée ; la formulation est possible.
L’utilité du tracé est alors triple.
D’une part, il fait venir le divin dans la conscience de la Loge, et peut-être celle des frères, si le rituel est bien mené et bien vécu. Quand le Temple surgit de la Ténèbre, il y a passage du réel incréé à une forme concrète, provisoire mais efficace, car si le tracé est juste, la vision consciente est juste. Le Temple s’inscrit dans les frères ce qui, à la fois, les sacralise et les réalise. Ce n’est sans doute qu’à ce moment que l’on peut dire que le corps du frère est un temple. « Un ensemble de figures géométriques guide le trait de l’artiste ou de l’architecte, jusqu’à se faire digérer par l’œuvre » (Yves Jacquier. Géométrie comparée ; Mélancolie 1 de Dürer). Le tracé est la clef du passage du concept à la réalisation ; tracer le Temple le fait venir à l’existence, provisoirement car rien n’est définitif dans le monde matériel. C’est pourquoi, il faut inlassablement tracer et non une fois pour toutes afin de mener à un terme la création déclenchée par le Grand Architecte de l’Univers. Tracer communautairement le Temple, c’est devenir le Temple, faire rayonner les actes, élargir l’espace sacré. Le Grand Architecte n’a pas besoin des hommes pour se manifester, mais l’homme a besoin de Lui pour prolonger la création. Le Temple devient un intermédiaire entre Lui et la Communauté initiatique comme lieu de réception du Verbe et de la Lumière. « Ce que tu traces te trace ». Participer au tracé, c’est se mettre au service du Principe en transmettant sa Lumière tout en se construisant les uns par les autres.
D’autre part, il rend opérationnel le Temple et fait voyager dans l’invisible, plonger dans les mystères. Le fil à plomb, ancré dans le centre, nous emporte dans un mouvement coordonné par les axes. La mort vécue à la Maîtrise permet à l’humanité de l’individu de s’estomper au profit d’autre chose ce qui opère une transcendance. En effet, l’humain n’est pas de l’ordre du Temple, mais le Frère est créé dans le Temple de la même manière que le Temple, grâce au mythe de création qui sous-tend tout le rite et dont le prologue de Jean donne les clefs. La Loge peut œuvrer.
Alors, on peut peut-être suggérer que la conscience qui se révèle dans le Temple participe par sa présence à la genèse même de l’univers. Ce qui se passe dans le Temple agit dans le Ciel.
Puissions-nous à chaque tenue tracer le plan du Temple pour qu’il se concrétise par le rituel et qu’il reste en harmonie avec le Ciel. Ainsi pouvons-nous participer à l’éveil de la conscience de l’univers et entrer dans l’action initiatique.